Dualité des systèmes et risques d’escalade
Observatoire de la dissuasion n°76
Emmanuelle Maitre,
juin 2020
Depuis le refus par le Congrès de financer la conversion de missiles balistiques de type ICBM en armes conventionnelles, de nombreuses analyses ont dénoncé ou atténué le danger des systèmes duaux en étudiant notamment le risque qu’un adversaire visé par une arme conventionnelle ne la prenne pour une arme nucléaire et organise une riposte en conséquence. Les débats ont notamment porté sur les projets de frappe stratégique conventionnelle (Conventional Prompt Global Strike), ou encore le missile de croisière en cours de développement LRSOMatthew Costlow, « The New Nuclear Cruise Missile and the Stability Argument », Real Clear Defense, 8 février 2016 ; William Perry et Andy Weber, « Mr. President, Kill the New Cruise Missile », The Washington Post, 15 octobre 2015 ; James M. Acton, Silver Bullet? Asking the Right Questions About Conventional Prompt Global Strike, Washington, DC: Carnegie Endowment for International Peace, 2013.. Pour autant, dans une récente publication remarquée, James Acton insiste sur les risques d’escalade dus à l’ambigüité d’un système, avant même que celui-ci ne soit utilisé. Ce risque lui paraît à la fois plus important et moins étudié que le risque de mauvaise interprétation après le lancementJames Acton, « Is it a Nuke? Pre-Launch Ambiguity and Inadvertent Escalation », Carnegie Endowment for International Peace, 2020..
La plupart des Etats nucléaires déploient actuellement des systèmes duaux ou pouvant induire une confusion sur les têtes qui leur sont attribuées.
A l’avenir, la multiplication de nouveaux systèmes, rendue possible en particulier par l’éclatement du FNI et par le développement des technologies hypersoniques, pourrait accroître ce phénomène. Les risques de confusion sont notamment liés à des difficultés pour les services de renseignement à établir l’attribution ou non de têtes nucléaires à des vecteurs donnés, la similitude de certains vecteurs nucléaires par rapport à leurs homologues conventionnels, et des risques liés à l’interprétation de données parcellaires ou extrapolées. En cas de crise voire de guerre, le risque d’interprétation augmente d’autant que les capacités ISR sont dégradées et que les pratiques de déploiement habituelles sont modifiées. Par ailleurs, un acteur peut penser qu’il est dans son intérêt de rendre confuse l’analyse adverse, notamment pour renforcer sa dissuasion.
James Acton souligne deux risques liés à cet état de fait.
Le premier est le « faux-positif » : il se caractérise par une conviction erronée qu’un adversaire déploie des systèmes nucléaires ou envoie des systèmes nucléaires alors que les armes impliquées sont conventionnelles. Ce scénario comprend un risque d’escalade si l’Etat observateur entreprend de répondre par des manœuvres nucléaires voire même par des frappes préventives.
Le second est le « faux-négatif » : il conduit à sous-estimer un avertissement nucléaire de l’adversaire et à poursuivre une action qui peut être à son tour considérée comme une escalade délibérée.
Pour James Acton, le cas des risques d’escalade avant le lancement doit être considéré très sérieusement notamment car en cas de crise, les risques liés à ces situations peuvent durer, donner lieu à de très nombreuses options et mettre aux prises plus d’acteurs que les risques de confusion suite à un lancement. Il estime qu’idéalement, les Etats et en particulier Washington, Moscou et Pékin, devraient cesser de s’appuyer sur ce type de systèmes duaux. Néanmoins, pour des raisons stratégiques, politiques ou financières, il reconnaît que cette recommandation n’est pas réaliste. Plusieurs auteurs ont en effet estimé récemment que le mélange des systèmes conventionnels et nucléaires chinois était une stratégie délibéréeAnkit Panda, « China’s Dual-Capable Missiles: A Dangerous Feature, Not a Bug », The Diplomat¸ 13 mari 2020 et P.W. Singer and Ma Xiu, China’s ambiguous missile strategy is risky, Popular Science, 11 mai 2020.. Il propose donc un ensemble de mesures plus modestes, dont certaines peuvent être envisagées de manière unilatérale et d’autres de manière coopérative. Ainsi, il estime que les responsables des acquisitions du DoD devraient systématiquement considérer les risques d’escalade involontaire et d’erreur d’interprétation avant de développer des systèmes duaux. Ce risque devrait être en particulier étudié lors de l’acquisition de nouveaux missiles de croisière sous-marins nucléaires. Deuxièmement, les plans de contingence, que ce soit au niveau de l’analyse du comportement adverse que du dialogue dissuasif, devraient également mieux prendre en compte le risque d’escalade en étant plus explicite sur la nature des moyens mis en œuvre. Au niveau coopératif et trilatéral, le chercheur de la Carnegie recommande l’interdiction de l’ambigüité pour les systèmes hypersoniques et la mise en œuvre de mesures de transparence sur les systèmes déjà déployés. Des discussions privées pourraient notamment permettre de mieux différencier les systèmes nucléaires et conventionnels.
Dualité des systèmes et risques d’escalade
Bulletin n°76, mai 2020