Doctrine nucléaire indienne – dynamiques et évolutions

Plusieurs articles récents se sont intéressés à la politique nucléaire indienne, en adoptant des angles différents. L’article de Patil et Vishwanathan (2022)Sameer Patil, Arun Vishwanathan, « India and Nuclear Disarmament: A Quest Rooted in National Security Considerations », India Quarterly, 2022. étudie selon une approche historique les tentatives de l’Inde de s’imposer à la tête d’un processus de désarmement multilatéral et global, présentant le rôle du pays dans le paysage nucléaire international sous une lumière particulièrement favorable. Celui d’Ali et Sidhu (2022)Iftikhar Ali, Jatswan S. Sidhu, « India’s Doctrinal Modifications : Counterforce Temptations in South Asia », Journal of Asian and African Studies, 57(3). 424-445, 2022. s’intéresse à l’évolution de la doctrine nucléaire du pays tout en se basant sur les théories des relations internationales. Stefanovich (2022) étend son champ d’intérêt à l’ensemble de la région sud-asiatique pour traiter du rapport entre postures nucléaires et progrès technologiquesDmitry Stefanovich, « Nuclear Posture and Technology Trends in South Asia and Ways Ahead », National Security Journal, 2022.. Enfin, Rajagopalan (2021) se concentre sur les évolutions de la doctrine, de la diplomatie et de l’arsenal nucléaire de l’Inde depuis l’arrivée au pouvoir du gouvernement ModiRajesh Rajagopalan, « Modi sticks to India’s nuclear path ». International Politics, 59:129-147, 2021..

Découpant par périodes l’histoire de la position indienne sur le sujet du nucléaire et du désarmement, Patil et Vishwanathan mettent en lumière les efforts déployés par New Delhi pour encourager activement la mise en œuvre d’un désarmement global. Initié par Nehru, les débuts de cette campagne pour le désarmement ont eu pour contexte un cadre institutionnel international non-existant donnant à l’Inde une occasion d’ouvrir la marche d’une véritable coopération diplomatique. Cependant, selon les auteurs, l’espoir de Nehru de décrédibiliser les armes nucléaires fut fragilisé par l’entrée en vigueur du TNP. Réticente face au caractère hégémonique du système proposé par les puissances nucléaires à travers le TNP, l’Inde a connu un « enthousiasme » qualifié d’ « idéaliste », un idéalisme marqué par une volonté d’initier des mesures de contrôle des exportations et des initiatives multilatérales pour la sécurité globale, transformé en réalisme après la guerre sino-indienne de 1962.

Après cette date, cette volonté politique de revendiquer une place importante sur la scène internationale explique partiellement, selon Ali et Sidhu, que l’Inde ait choisi de se nucléariser ouvertement. Les deux articles insistent également sur l’importance de la perception d’insécurité de New Delhi dans sa décision. Ali et Sidhu rapportent leur observation au concept théorique du dilemme de sécurité puisqu’ils considèrent que le programme nucléaire chinois, couplé aux tensions pakistanaises, ont joué un rôle dans l’évolution de la position de l’Inde. Inversement, face à la modernisation de l’arsenal conventionnel indien, le Pakistan est poussé à la surenchère et à s’appuyer davantage sur sa force nucléaire.

Stefanovich étudie les équilibres de pouvoirs et distingue différentes postures nucléaires présentes dans la région sud-asiatique. Il met tout d’abord en avant les engagements chinois et indiens envers une doctrine de non emploi en premier et un principe de capacité de frappe en second, marqué notamment dans ces deux pays par des stratégies de triade nucléaire. Si Pékin et New Delhi se rejoignent sur ce point, leurs capacités se distinguent par leur portée. Alors que la Chine se concentre sur une force de dissuasion régionale et internationale, l’Inde est plus préoccupée par des considérations régionales, voire subrégionales.

Malgré une évolution de sa doctrine et son arsenal nucléaires, Rajagopalan estime que la position indienne est avant tout marquée par la continuité. En effet, sous Modi, l’arsenal indien a grandi et s’est perfectionné malgré des lacunes persistantes, comme le manque de vecteur longue portée. De plus, la diplomatie nucléaire du pays fut intensifiée par le désir vain du gouvernement de Modi de rejoindre le Groupe des Fournisseurs NucléairesLe Groupe des fournisseurs nucléaires (GFN) est un groupe de pays fournissant des articles nucléaires, qui s'efforce de contribuer à la non-prolifération des armes nucléaires en mettant en œuvre deux séries de directives relatives aux exportations d'articles nucléaires et d'articles connexes, liés au domaine nucléaire.. Finalement, Rajagopalan considère que l’Inde a adopté une nouvelle forme d’approche au terrorisme mené par le Pakistan, ne limitant plus sa réponse par peur d’une potentielle escalade de la violence vers un conflit nucléaire.

Toutefois, si New Delhi a été contraint d’adapter sa doctrine à celle des autres puissances nucléaires et de confronter son ambition de désarmement aux réalités militaires, les armes nucléaires relèvent encore avant tout pour l’Inde d’un outil de dissuasion. Celle-ci maintient toujours un engagement non seulement vis-à-vis d’un désarmement multilatéral, mais surtout d’une politique de non emploi en premier, un principe ancrée dans sa Draft Nuclear Doctrine (DND) adoptée en 1999, puis dans sa Cold Start Doctrine. Cette dernière stratégie s’appuierait sur une stratégie de guerre limitée qui permettrait de s’opposer au Pakistan sans pourtant risquer un conflit nucléaire. Cette idée rappelle le paradoxe stabilité/instabilité qui découle de la prolifération des armes nucléaires dans la région et qui est étudié par Ali et Sidhu. Selon leur analyse, les capacités conventionnelles, malgré la présence d’armes nucléaires, sont celles qui façonnent l’équilibre militaire. Toutefois, maintenir un conflit armé en-dessous du seuil nucléaire peut s’avérer un pari risqué, en particulier au vu de la possession par Islamabad d’armes nucléaires tactiques.

Stefanovich aborde également le concept de « escalate to de-escalate », autrement dit, le recours rapide et limité aux armes nucléaires dans le but de pousser l’adversaire à un abandon prématuré dans le conflit. A ses yeux, dans ce contexte régional, une telle posture exposerait à une perte de contrôle extrêmement risquée. Finalement, l’article étudie l’effet des nouvelles technologies potentiellement déstabilisantes. Les considérations sécuritaires sont décuplées par des capabilités plus sophistiquées, rapides et précises telles que des missiles de croisière supersoniques ou les véhicules de rentrée manœuvrants, qui poussent certains pays à acquérir des capacités de « contre-force ».

Les analyses des quatre articles se complètent grâce à quatre approches différentes, historique ou contemporaine, théorique ou pratique, régionale ou nationale. Les ambitions indiennes de se placer à la tête d’un désarmement multilatéral ont, malgré des efforts considérables, été confrontées à des réalités antagonistes. New Delhi a manqué des ressources nécessaires pour pouvoir mener à bien son projet et s’imposer sur la scène internationale comme leader d’un régime de non-prolifération, devant adapter ses calculs aux dynamiques imposées par les puissances nucléaires.

Quoi qu’il en soit, les diverses analyses rejoignent une conclusion commune. Les doctrine et diplomatie nucléaires indiennes sont, malgré un intérêt domestique fortement tourné vers le désarmement et un engagement envers le principe de non emploi en premier, formées et façonnées par ses relations extérieures et ce qu’elle perçoit comme portant atteinte à sa sécurité.

 

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Doctrine nucléaire indienne – dynamiques et évolutions

Bulletin n°98, mai 2022



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