Dissuasion nucléaire et changement climatique

Depuis plusieurs années, les conséquences des dérèglements climatiques sur les opérations militaires font l’objet de travaux. Ainsi, le Département de la Défense a publié en septembre 2021 un plan d’adap­tation au climat, qui constate en introduction que « le changement climatique continuera d'amplifier les exigences opérationnelles de la force, de dégrader les installations et les infrastructures, d'accroître les risques pour la santé de nos militaires et pourrait nécessiter des modifications des équipements existants et prévus. ». Ses priorités sont de mieux prendre en compte le changement climatique dans les prises de décision, de former les personnels à ses enjeux et de faire en sorte que les infrastructures, chaînes d’approvisionnement et pratiques soient plus résilientes et adaptablesDepartment of Defense, Climate Adaptation Plan, 1er septembre 2021..

En 2022, le concept stratégique de l’OTAN a fait des constats similaires : « La hausse des températures fait monter le niveau des mers, provoque des feux de végétation et entraîne une multiplication des phénomènes météorologiques extrêmes, ce qui désorganise nos sociétés, compromet notre sécurité et menace la vie et les moyens de subsistance de nos concitoyens. En outre, le changement climatique se répercute sur le travail de nos forces armées : les infrastructures, moyens et bases sont vulnérables à ses effets, les forces doivent opérer dans des conditions climatiques extrêmes, et elles sont plus souvent appelées à intervenir en cas de catastrophe ». En conséquence, un centre d’excellence de l’OTAN sur le changement climatique et la sécurité est en cours de création à Montréal. En 2022 également, la France a approuvé le projet de stratégie ministérielle Climat & Défense afin de préparer les forces armées au défi climatique, qui a la particularité de consacrer un volet à la contribution des armées aux efforts collectifs en matière d’atténuation et de transition énergétiqueStratégie Défense & Climat, Ministère des armées, avril 2022.. L’Union européenne a également constaté que « les moyens, les capacités et les opérations de défense sont également menacés par les risques climatiques »« Impacts of climate change on defence-related critical energy infrastructure », European Defence Agency, 8 juin 2023..

Jamie Kwong et ses collègues du programme climatique de la Carnegie Endowment for International Peace ont appliqué le questionnement de ce champ d’étude à la dissuasion nucléaire, avec un premier papier consacré aux vulnérabilités éventuelles des bases situées aux États-UnisJamie Kwong, « How Climate Change Challenges the U.S. Nuclear Deterrent », Carnegie Endowment for International Peace, 10 juillet 2023., et un rapport plus récent sur les sites nucléaires de l’OTANJamie Kwong, Anna Bartoux, Noah Gordon et Daniel Helmeci, « Climate Change Poses a Hidden Challenge to NATO Nuclear Deterrence », Carnegie Endowment for International Peace, 1er février 2024..

Aux États-Unis, son étude pointe en particulier la vulnérabilité à la montée des eaux et aux inondations de la base navale de Kings Bay (Géorgie), qui abrite la moitié des SNLE américains et dont l’exposition au risque d’inondations côtières a été souligné il y a déjà près de dix ans« On the Front Lines of Rising Seas: Naval Submarine Base Kings Bay, Georgia », Union of Concerned Scientists, 15 juillet 2016.. Certaines voies d’accès pourraient en particulier être submergées de manière régulière. Le passage de l’ouragan Idalia à proximité de la base en septembre 2023 a illustré certains des risques systémiques auxquels la base doit se préparer et qui augmentent avec les dérèglements climatiques en coursJamie Kwong, « Kings Bay nuclear submarine hub dodged a bullet named Hurricane Idalia », Bulletin of the Atomic Scientists, 15 septembre 2023.. Des crues majeures pourraient également compromettre le fonctionnement de la base d’ICBM de Minot (Dakota du Nord) alors qu’au niveau de la composante aéroportée, la base de Whiteman (Missouri) sera de plus en plus sensible aux canicules et aux précipitations extrêmes.

En Europe, les auteurs de l’étude montrent l’augmentation du risque de crues soudaines, qui ont déjà touché la base américaine d’Incirlik, située en Turquie, mais concerne également les bases abritant des armes nucléaires dans le nord de l’Europe, en particulier Volkel (Pays-Bas), Büchel (Allemagne) et Kleine Brogel (Belgique). Dans le sud de l’Europe, les incendies et feux de forêts constituent un risque en augmentation, particulièrement sensible pour les bases d’Incirlik et de Ghedi (Italie). En Italie également, les bases d’Aviano et de Ghedi seront de plus en plus exposées au risque de canicule.

Dans ces différents cas de figure, les dépôts d’armes nucléaires en tant que tels ne seraient pas nécessairement menacés, mais les opérations seraient largement perturbées, les avions à double capacité devraient être évacués, et les personnels redirigés vers des missions civiles de gestion des catastrophes. Dans le cas des canicules, les personnels sont affectés mais aussi les systèmes, en particulier les avions dont les performances sont amoindries.

Le rapport de la Carnegie se félicite de la volonté de l’OTAN de prendre en compte les effets du changement climatique, mais juge que l’Alliance devrait davantage se pencher sur les conséquences pour la mission nucléaire, et étudier de manière détaillée les risques prévisibles selon différents scénarios climatiques. Si le fait que la mission nucléaire de l’OTAN soit répartie sur cinq bases aujourd’hui leur semble un élément de redondance pertinent, les auteurs recommandent d’envisager des travaux d’infrastructures pour protéger les bases nucléaires des différents effets des changements climatiques en cours et à venir.

La vulnérabilité potentielle des bases abritant des armes nucléaires n’est pas la seule dimension importante liée aux changements climatiques pour la dissuasion.

En effet, il est possible d’anticiper des modifications de nature opérationnelle pour les missions de dissuasion des différents États dotés liées aux changements climatiques. De manière très concrète, la fonte de l’Arctique, qui témoigne plus que tout autre phénomène des changements climatiques en cours, a des effets sur la pratique de la dissuasion des États dotésAndrea Gilli, « Climate Change and Military Power: Hunting for Submarines in the Warming Ocean », vol. 7, n°2, Texas National Security Review, printemps 2024.. L’Arctique est depuis les débuts de la Guerre froide une zone d’importance stratégique, dans la mesure où le passage au-dessus du pôle offre le chemin le plus court pour tout bombardier, ou missile, cherchant à rejoindre les États-Unis depuis la Russie ou la Chine, et vice-versa. Si les premières générations de SNLE ont pris l’habitude de patrouiller sous la calotte arctique dans les années 1970, l’allongement de la portée des SLBM a progressivement réduit l’importance de la zone, sauf pour la Russie, qui a avec la flotte du Nord continué de masser de nombreuses capacités sur sa côte polaire. En raison de cette présence importante, le pays est le premier concerné par la fonte des glaces. Historiquement, la capacité à patrouiller sous les glaces a pu représenter un avantage, car « le bruit des glaces et les forts gradients de température perturbent la détection acoustique et le pack glaciaire les protège des observations par satellite »Guillaume Martin de Clausonne, « Les enjeux militaires de l’Arctique », Bulletin d’études de la Marine, n° 47, Centre d’études supérieures de la Marine, janvier 2020.. Dans ce contexte, la disparition de cette protection pourrait être perçue comme un risque. De plus, la fonte va permettre aux différentes routes polaires d’être beaucoup plus empruntées. Cette ouverture internationale pourrait contribuer à accroître le sentiment d’encerclement et de vulnérabilité de la Russie, en particulier concernant son dispositif dissuasif arctiqueAlexandre Taithe, éd, « Arctique : perspectives stratégiques et militaires », Recherches & Documents, FFRS, n°03/2013, novembre 2013..

À ce jour, les États-Unis disposent de la capacité de naviguer sous les glaces ou de faire surface à travers la banquise, mais cela induit des contraintes matérielles et opérationnelles. Leur disparition pourrait rendre les patrouilles polaires plus attractives. De leur côté, des experts chinois ont insisté à plusieurs reprises sur les bénéfices et intérêts de faire patrouiller des sous-marins dans la zone arctiqueMatti Puranen et Sanna Kopra, « China’s Arctic Strategy – a Comprehensive Approach in Times of Great Power Rivalry », Scandinavian Journal of Military Studies, vol. 6, n°1, décembre 2023.. Les possibilités offertes par les nouvelles conditions de navigation en Arctique pourraient donc être suivies avec intérêt par les autorités chinoises. Il est à ce jour difficile d’anticiper quelles seront in fine les conséquences pour la dissuasion de la disparition progressive de la banquise en Arctique, qui pourrait être complète en été autour de 2050. Il est cependant très probable que ce phénomène conduise à une augmentation de la présence maritime militaire des États dotés dans la zone, y compris en matière de patrouille nucléaire, pouvant potentiellement engendrer des incidents ou risques.

Enfin, la question des effets des armes nucléaires et de leur capacité à déclencher en elles-mêmes des catastrophes climatiques reste un sujet de préoccupationCameron Vega, « The climate blind spot in nuclear weapons policy », Bulletin of the Atomic Scientists, 2 novembre 2023.. En effet, le fait que dans certaines conditions d’utilisation, les nuages de poussière et de fumées consécutifs à des frappes nucléaires répétées pourraient engendrer une baisse des températures globales sur Terre et provoquer des famines globales, est un point abordé par la communauté scientifique depuis les années 1980 (scénario de « l’hiver nucléaire »)Emmanuelle Maitre, « La dissuasion irrationnelle ? Réflexions scientifiques autour de l’’automne nucléaire’ », Bulletin n°59, Observatoire de la dissuasion, FRS, novembre 2018.. Dans la période récente, cette crainte a été développée et étudiée principalement dans les forums liés au désarmement, avec un accent mis en particulier lors des conférences sur les conséquences humanitaires des armes nucléaires (Oslo, 2013 ; Nayarit, 2014 et Vienne, 2014) et dans le cadre du Traité d’interdiction des armes nucléaires (TIAN). Les puissances nucléaires n’ont pas mentionné publiquement si ces considérations sont à l’origine de réflexions récentes sur leurs stratégies de ciblage nucléaire et sur la composition de leurs forces. L’administration Reagan avait dans les années 1980 financé des études confiées à la National Academy of Sciences (NAS), la Defense Nuclear Agency et Lawrence Livermore National Laboratory, démontrant sa préoccupation pour ce sujet, que certains responsables du Pentagone considéraient comme pas assez pris en compte dans la réflexion stratégique américaineWilliam Burr, éd, « Nuclear Winter: U.S. Government Thinking During the 1980s », Briefing Book #795, The Nuclear Vault, National Security Archives, 2 juin 2022.. À la même époque, la CIA avait indiqué que l’Union soviétique avait également fait des travaux sur le sujet. Le Congrès américain a réclamé en 2021 qu’une nouvelle étude soit confiée à la NAS visant à étudier « une évaluation des modèles actuels d'explosions nucléaires, notamment en ce qui concerne (A) les incendies que ces explosions peuvent provoquer ; (B) le transport atmosphérique des gaz issus de ces explosions ; (C) les matières radioactives provenant de ces explosions ; et (D) la suie et les autres débris provenant de ces incendies et explosions et les conséquences atmosphériques, terrestres et marines de ces effets, y compris en ce qui concerne les changements dans les schémas météorologiques, les concentrations de particules en suspension dans l’air, l’ozone stratosphérique, l’agriculture et la viabilité à long terme de l’écosystème régional »William M. (Mac) Thornberry, National Defense Authorization Act for Fiscal Year 2021, Public Law 116-283, 11 décembre 2020.. Cette étude n’a a priori pas encore été réalisée.

 

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