Administration Biden : une nouvelle approche en matière de maîtrise des armements et de non-prolifération ?

Depuis plusieurs années, la réunion annuelle de l’Arms Control Association offre l’opportunité à des personnalités de l’administration américaine de faire un point sur les priorités gouvernementales en manière de maîtrise des armements, désarmement et non-prolifération. Ainsi, l’année dernière, Jack Sullivan, conseiller à la sécurité nationale, avait annoncé des pistes d’action en matière de maîtrise des armements et avait confirmé l’intention de l’administration démocrate de dialogue sans précondition avec la Russie et la Chine sur ce sujetRemarks by National Security Advisor Jake Sullivan for the Arms Control Association (ACA) Annual Forum, White House, 2 juin 2023.. Cette année, Pranay Vaddi, responsable de la maîtrise des armements, du désarmement et de la non-prolifération au NSC, a utilisé ce forum pour insister sur les évolutions de la posture américaine dans ce domaineAdapting the U.S. Approach to Arms Control and Nonproliferation to a New Era, Remarks from Pranay Vaddi, Special Assistant to the President and Senior Director for Arms Control, Disarmament, and Nonproliferation at the National Security Council, Arms Control Association, 7 juin 2024.. Ainsi, il a largement insisté sur le fait que bien que les objectifs de l’administration restent inchangés, la complexification et la dégradation de l’environnement stratégique imposent de « changer d’approche ».

Ce changement d’approche a été décrit dans le détail et justifié par les différents agissements des adversaires stratégiques américains. Il concerne notamment trois domaines. Tout d’abord, Pranay Vaddi a rappelé que les États-Unis souhaitent être une puissance responsable et exemplaire, ce qui implique plusieurs engagements de nature unilatérale, par exemple l’engagement à ne pas placer d’armes nucléaires dans l’espace, à ne pas développer de missiles à propulsion nucléaire, à ne pas procéder à un essai nucléaire, à conserver un humain dans toute prise de décision liée à l’arme nucléaire et à faire preuve de transparence. Néanmoins, le représentant américain a noté que dans le contexte actuel, la volonté d’exemplarité américaine ne suffit pas : il s’agit donc d’avoir une posture nucléaire crédible. Tout en rappelant l’aspiration initiale américaine de réduire au maximum son arsenal nucléaire d’une part et le rôle des armes dans la stratégie d’autre part, Pranay Vaddi a constaté que si les dynamiques observées aujourd’hui se poursuivent, les États-Unis « n’auront pas d’autre choix que d’ajuster leur posture et leurs capacités ». À l’heure actuelle, cet ajustement est poursuivi par l’administration démocrate au niveau qualitatif, avec en particulier le développement de la B61‑13 devant venir en remplacement d’armes jugées obsolètes comme la B83‑1. Certains SNLE de la classe Ohio devraient voir leur durée de vie étendue afin d’avoir des marges de manœuvres supplémentaires lors de la transition avec les Columbia. L’objectif de l’administration Biden a été rappelé de manière claire : il s’agit pour l’instant de renforcer la dissuasion sans augmenter le volume d’armes, sans créer de tension sur le programme de modernisation existant et sans nécessiter de ressources supplémentaires substantielles qui exigeraient des rééquilibrages avec d’autres priorités de la défense.

Pour autant, de manière relativement inédite pour un responsable démocrate en fonction, Pranay Vaddi a averti dans son discours que si la trajectoire observée se poursuit concernant les arsenaux adverses, « une augmentation du nombre d’armes déployées pourrait être nécessaire », non pas simplement pour avoir autant d’armes que les compétiteurs stratégiques mais pour préserver une dissuasion crédible. Cette annonce, qui fait écho aux analyses de la Strategic Posture Commission, dont le rapport a été publié en octobre 2023, est notable et pourrait donner des indications sur des inflexions possibles en cas de réélection de Joe Biden en novembre prochain : on peut y voir une volonté de préparer un électorat libéral à un éventuel changement de tendance, le parti démocrate ayant soutenu régulièrement l’objectif de réduction de la force nucléaire depuis la fin de la Guerre froide.

En parallèle, le discours fait état de changement d’approches en matière de non-prolifération, avec en principal outil la dissuasion élargie, mais également un soutien réitéré au TNP et aux mesures de contrôle aux exportations. Deux inflexions doivent être soulignées. Tout d’abord, les coopérations nucléaires civiles sont perçues comme un moyen prioritaire de partager les normes et « valeurs » américaines en matière de non-prolifération. Deuxièmement, l’administration ne se considère pas tenue par des régimes de contrôle aux exportations qui handicapent ses partenaires et alliés, et ne sont pas respectés par ses adversaires, par exemple en matière de missiles.

Enfin, elle estime que la stratégie de « compartementalisation » des sujets ne fonctionne plus avec l’Iran et que le format multilatéral est bloqué : il s’agit donc désormais de recréer une pression suffisante dans l’espoir de pouvoir avoir des marges de manœuvre lors de futures négociations. Cette stratégie s’est illustrée en juin 2024 dans la décision américaine de se joindre aux E3 (Allemagne, France et Royaume-Uni) pour dénoncer le manque de coopération iranienne au conseil des gouverneurs de l’AIEAVirginie Robert, « Nucléaire : l'Iran rappelé à l'ordre », Les Echos, 5 juin 2024..

Enfin, en termes de maîtrise des armements, Washington rappelle qu’il est prêt à discuter d’un éventuel traité successeur à New Start, mais sans beaucoup d’espoir. L’administration travaille en particulier à développer des outils de vérification, et défend sa créativité et en particulier ses efforts pour multilatéraliser des mesures de retenues prises au niveau unilatéral (interdiction des ASAT, utilisation responsable de l’IA, refus de placer des armes nucléaires dans l’espace). Elle rappelle également son ouverture à des dialogues sur la réduction des risques, non seulement avec la Russie mais également avec la Chine et la Corée du Nord.

Tout en se montrant particulièrement active dans les forums multilatéraux et force de proposition pour des mesures de retenue unilatérales, l’administration démocrate marque par ce discours une évolution supplémentaire par rapport à la politique affichée lors de l’élection de Joe Biden. Très pessimiste sur l’environnement stratégique et sa capacité à influencer ses principaux adversaires, elle semble préparer les esprits à l’inversion de tendances observées depuis quarante ans concernant la régulation de la compétition nucléaire via la maîtrise des armements et la diminution constante des arsenaux. Il est donc peu surprenant que ce discours plus permissif sur une possible augmentation de l’arsenal ait attiré l’attention des médias, en particulier du New York Times qui a insisté sur cette dimension du discoursJulian Barnes et David Sanger, « U.S. Considers Expanded Nuclear Arsenal, a Reversal of Decades of Cuts », The New York Times, 7 juin 2024.. Pour des observateurs plus conservateurs, les déclarations de Pranay Vaddi n’ont rien de surprenant et correspondent à un alignement de l’administration Biden et de certains de ses membres, issus de la communauté de la maîtrise des armements et du désarmement, avec un nouveau mainstream bipartisan, déjà perceptible dans la Strategic Posture CommissionMatt Costlow, Twitter, 10 juin 2024..

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Emmanuelle Maitre

Bulletin n°121, juin 2024



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