Dissuasion nord-coréenne : quels enseignements tirer de l’emploi de missiles courte portée en Ukraine ?
Observatoire de la dissuasion n°122
Emmanuelle Maitre,
Ines K. T. Grange,
septembre 2024
Les premiers signalements d’utilisation de missiles courte portée (SRBM) nord-coréens en Ukraine ont été faits par la Maison Blanche, qui a déclassifié en janvier 2024 des informations concernant le transfert et l’emploi de KN‑23 ou KN‑24 nord-coréens par la RussieThomas Newdick, « North Korean Missile Used in Ukraine Was Packed Full of U.S. Parts », The War Zone, 20 février 2024.. Quelques jours plus tard, l’organisation Conflict Armament Research (CAR), après avoir analysé des débris de missiles retrouvés à Kharkiv suite à la frappe du 2 janvier 2024, a pu déclarer que ceux-ci provenaient de Corée du Nord« Documenting a North Korean missile in Ukraine, Ukraine Field Dispatch », Conflict Armament Research, janvier 2024.. Ces informations ont été réitérées depuis par l’armée ukrainienne, qui a affirmé que des douzaines de missiles nord-coréens ont été tirés par la Russie en Ukraine, causant la mort d’au moins 24 personnes et plus de 70 blessésJean Mackenzie, « North Korean weapons are killing Ukrainians. The implications are far bigger », BBC, 5 mai 2024., puis par le panel d’experts de l’ONU en avril 2024Michelle Nichols, « Exclusive: UN experts say North Korea missile landed in Ukraine's Kharkiv », Reuters, 30 avril 2024..
L’introduction de missiles nord-coréens sur le théâtre ukrainien pointe tout d’abord un problème de prolifération : l’efficacité avec laquelle la Corée du Nord réussit à contourner les sanctions pour construire des munitions élaborées avec des composantes électroniques et à les exporter. En acquérant ces missiles, la Russie contrevient à la résolution du Conseil de sécurité de l’ONU 1718S/RES/1718 (2006), Conseil de sécurité des Nations Unies, 13 décembre 2006. 8. a) La République populaire démocratique de Corée devra cesser d’exporter [Chars de combat, véhicules blindés de combat, système d’artillerie de gros calibre, avions de combat, hélicoptères d’attaque, navires de guerre, missiles et lanceurs de missiles] et tous les États Membres devront interdire que ces articles soient achetés à la République populaire démocratique de Corée par leurs ressortissants. et ouvre possiblement la voie à la dissémination de ce type de missiles, capables d’emporter des armes de destruction massive, à d’autres pays. Par ailleurs, le missile observé par le CAR, un KN‑23 (Hwasong‑11) ou KN‑24, contiendrait 290 composants importés dont une puce électronique produite aux États-Unis en mars 2023. Cette découverte illustre les difficultés à faire respecter le régime de sanctions en vigueur. Par ailleurs, au printemps 2024, la Russie a posé son véto quant au renouvellement du mandat du panel d’experts de l’ONU ayant pour mission d’examiner la mise en œuvre des sanctions onusiennes contre Pyongyang. Ce vote signale clairement qu’il n’existe plus d’unité au sein du Conseil de sécurité pour lutter contre le contournement nord-coréen du régime de sanctions, et dans ce contexte, le développement technologique des missiles nord-coréens devrait se poursuivre avec moins d’entravesJoseph Dethomas, « UN Panel of Experts: The Final Act », 38 North, 11 avril 2024..
D’un point de vue économique, le choix russe de se procurer des systèmes nord-coréens est sans doute justifié par une logique de coût et de capacité de production, dans la mesure où la Russie opère depuis deux ans une tactique de frappes de missiles à outrance. Ainsi, selon les forces armées ukrainiennes, la Russie a lancé depuis le 24 février 2022, 9 590 missiles et 13 997 drones, dont 1 388 missiles balistiques (principalement Iskander-M, Tochka-U au début du conflit et désormais quelques KN‑23)Yevhen Kizilov, « Commander-in-Chief of Armed Forces reveals how many military facilities in Ukraine were hit by Russian missiles », Ukrainska Pravda, 20 août 2024.. Moscou éprouve sans doute la nécessité de compléter par des exportations ses propres productions pour soutenir le rythme de frappes. Les exportations nord-coréennes présentent vraisemblablement deux avantages, tout d’abord, un coût attractif pour ce type de systèmes, et deuxièmement, une capacité de production importanteJean Mackenzie, op. cit.. L’observation (via des images satellites) des sites de production présumés de missiles à propulsion solide tels que le KN‑23 corrobore l’hypothèse de capacités de production robustes ; tout comme le déploiement, en août 2025, de 250 TEL de KN‑23 (Hwasong‑11D), pouvant chacun emporter quatre missiles, à des unités combattantesColin Zwirko, « North Korea says it deployed nuclear-capable missiles to South Korean border », NK News, 5 août 2024..
En matière de dissuasion, ces exportations et cette exhibition de missiles ont évidemment comme premier effet de montrer le potentiel des forces nord-coréennes, les systèmes en question ayant comme caractéristique de pouvoir emporter des armes nucléaires. Alors que la Corée du Sud et les États-Unis investissent fortement dans la défense antimissile, la capacité à disposer de systèmes variés et en très grand nombre est un atout pour crédibiliser des options de frappe nord-coréennesStéphane Delory, Antoine Bondaz, Christian Maire et Geo4i, North Korean Short Range Systems: Military consequences of the development of the KN‑23, KN‑24 and KN‑25, In Depth Report, FRS, janvier 2023..
Mais l’emploi sur le terrain de dizaines de ces missiles avait peut-être également pour objectif de crédibiliser la dissuasion nucléaire nord-coréenne d’un point de vue opérationnel. À ce titre, les observations sont mitigées. De manière globale, les missiles balistiques employés sont parmi ceux qui sont le moins souvent interceptés par les forces ukrainiennes (4,5% d’interceptions depuis le début de la guerre), malgré l’acquisition par Kiev de systèmes antimissiles réputés performantsYevhen Kizilov, op. cit.. Les missiles balistiques, quasi-balistiques ou dans une moindre mesure aéro-balistiques (Kinzhal) restent donc les plus efficaces pour détruire des cibles distantesEn comparaison, 63% des drones, 67% des missiles de croisière sol-sol et 22% des missiles de croisière air-sol ont été interceptés jusqu’à maintenant, selon la même source. Les données fournies par l’Ukraine ne permettent pas de nuancer ces chiffres en prenant en compte le nombre d’interceptions tentées, le type de cibles ou la zone de tir. .
Les données sur le KN‑23 (ou KN‑24, les services ukrainiens font parfois référence aux deux systèmes sans précision) sont plus discutables. En mai 2024, le gouvernement de Kiev a ainsi indiqué que sur les cinquante KN‑23 reçus et tirés par Moscou entre décembre 2023 et février 2024, près de la moitié ont dévié de leur trajectoire ou explosé en vol. Les autorités ukrainiennes basent cette analyse sur les débris d’une vingtaine de missiles retrouvés et estiment que pour la moitié restante, aucun débris n’a été retrouvé en raison d’une perte de trajectoire et d’une explosionTom Balmforth et David Gauthier-Villars, « Exclusive: Ukraine examines N.Korean missile debris amid fears of Moscow-Pyongyang axis », Reuters, 7 mai 2024..
Liste des frappes de KN‑23 ou autres missiles d’origine nord-coréenne sur le territoire ukrainien (d’après les autorités ukrainiennes)
Date |
Nombre de missiles tirés |
Zone de tir |
Lieu de la frappe |
Conséquences |
29 décembre 2023Dylan Malyasov, « Russia hits Ukraine with North Korean KN‑23 ballistic missiles », Defence Blog, 5 janvier 2024. |
50 |
NA |
Zaporijjia |
NA |
2 janvier 2024Jeff Mason et Josh Smith, « White House says Russia used missiles from North Korea to strike Ukraine », Reuters, 5 janvier 2024. |
NA |
Kharkiv |
3 morts, 64 blessés |
|
4 janvier 2024Valentyna Romanenko, « Russia has already fired 24 North Korean-made ballistic missiles on Ukraine: Prosecutor General explains their specifics », Ukrainska Pravda, 16 février 2024. |
Région de Voronej |
Aérodrome de Kanatove |
Destructions matérielles |
|
28 janvier 2024Valentyna Romanenko, op. cit. |
Région de Voronej |
Kremenchuk Oil Refinery |
Destructions matérielles |
|
7 février 2024Valentyna Romanenko, op. cit. |
Région de Voronej |
Kiev, Pavlohrad, Kharkiv |
Aucune |
|
27 février 2024Air Force Command of UA Armed Forces, Facebook, 27 février 2024. |
Région de Voronej |
NA |
NA |
|
31 juillet 2024Svetlana Shcherbak, « Russia Used KN‑23 Ballistic Missile from North Korea in Ukraine Strike, Missile Missed Target », Defence Express, 6 août 2024. |
1 |
NA |
Bila Tserkva, region de Kiev |
Aucune |
6 août 2024Russian Offensive Campaign Assessment, Institute for the Study of War, 6 août 2024. |
4 |
Région de Voronej |
Région de Kiev |
Destructions matérielles |
10 août 2024Russian Offensive Campaign Assessment, Institute for the Study of War, 11 août 2024. |
4 |
Région de Voronej |
Kiev |
2 morts, blessés |
12 août 2024Russian Offensive Campaign Assessment, Institute for the Study of War, 13 août 2024. |
2 |
Région de Voronej |
Région de Kharkiv, Bohodukhiv |
Blessés |
18 août 2024Air Force Command of UA Armed Forces, Facebook, 18 août 2024. |
2 |
NA |
Région de Kiev |
Aucune |
20 août 2024Air Force Command of UA Armed Forces, Facebook, 20 août 2024. |
2 |
Région de Voronej |
NA |
NA |
23 août 2024Air Force Command of UA Armed Forces, Facebook, 23 août 2024. |
2 |
Région de Voronej |
NA |
NA |
D’après les autorités ukrainiennes, aucun tir de missile nord-coréen n’a été recensé entre février et juillet 2024. Depuis le 31 juillet, plusieurs salves de frappes de KN‑23 ont à nouveau été annoncées en Ukraine. Ce hiatus pourrait être dû à l’attente d’un nouveau stock, la livraison de missiles plus perfectionnés, ou une réflexion tactique sur leur utilisation par l’armée russeSvetlana Shcherbak, op. cit.. Quoiqu’il en soit, des difficultés continuent d’être observées, toujours selon Kiev, qui a fait savoir que le tir du 31 juillet 2024 avait explosé en vol. Ces dysfonctionnements sont à mettre en relation avec la grande proportion de munitions d’artillerie nord-coréennes défectueuses importées par la RussieJonathan Corrado et Anton Ponomarenko, « North Korea’s Flawed but Winning Strategy in Ukraine », 38 North, 21 juin 2024..
Les SRBM nord-coréens jouent un rôle important dans la stratégie de dissuasion du pays, conventionnelle comme nucléaire. Dans ce contexte, la démonstration de problèmes techniques et le manque de fiabilité qui semble être observés en Ukraine sont sans doute perçus comme un signal négatif par Pyongyang. Ces difficultés peuvent en effet mettre en doute la crédibilité opérationnelle de l’ensemble des capacités balistiques nord-coréennes. Elles sont d’autant plus dommageables que la propagande du régime avait réussi à illustrer la fiabilité, précision et portée allongée de ces SRBM lors de séries intensives d’essais, avec en particulier des images semblant démontrer des précisions (ECP) très correctesStéphane Delory et al, op. cit..
Pour autant, l’expérience n’est peut-être pas entièrement négative pour le régime nord-coréen. En effet, toute expérience de terrain est utile pour des concepteurs d’armes et les données collectées sur le théâtre ukrainien seront probablement utilisées pour améliorer l’ensemble de l’arsenal nord-coréenJonathan Corrado et Anton Ponomarenko, op. cit.. Si l’envoi de missiles en Ukraine répond également à des besoins financiers et géopolitiques du côté de la Corée du Nord, cette vente aura donc également permis au pays de tester des systèmes associés à sa stratégie de dissuasion sur le terrain.
Bien que la performance des missiles reste a priori peu satisfaisante, les dommages portés à la crédibilité de la dissuasion nord-coréenne pourraient être compensés par la démonstration d’une capacité de production forte et à bas coût, une opportunité d’essais massifs en conditions opérationnelles, mais aussi une potentielle coopération future de la Russie dans le développement de missiles balistiques, mais aussi dans d’autres domaines militaires en lien avec ses forces nucléairesThomas Newdick, « North Korea May Be Building An Early-Warning Radar Plane », The War Zone, 15 décembre 2023..
Dissuasion nord-coréenne : quels enseignements tirer de l’emploi de missiles courte portée en Ukraine ?
Emmanuelle Maitre, Ines K. T. Grange
Bulletin n°122, Été 2024