Déploiement de missiles sur rail : quels systèmes, quelle pertinence ? (1/2)

Le 15 septembre 2021, la Corée du Nord a procédé à un lancement de deux MRBM KN‑23 depuis le wagon d’un train. Ce lancement, réalisé depuis le dernier wagon, témoigne pour la première fois de l’intérêt nord-coréen pour ce mode de stationnement qui reste peu fréquent« Secretary Pak Jong Chon guides launching drill of Railway Mobile Missile Regiment for inspection », Rodong Sinmun, 16 septembre 2021.. Les autorités nord-coréennes ont confirmé le lancement et ont évoqué leur volonté de disposer d’un « système de contre-frappe efficace permettant de porter un coup rude aux forces menaçantes ». Selon la déclaration officielle, il est important pour l’armée de perfectionner ses plans tactiques afin d’utiliser au mieux ce système au vu « des conditions géographiques et des réalités du pays »Joseph Trevithick, « North Korea Is Now Launching Ballistic Missiles From Trains And That's A Big Deal (Updated) », The Warzone, The Drive, 15 septembre 2021..

La Corée du Nord a jusqu’à maintenant cherché à garantir la capacité de ses systèmes nucléaires à survivre à une frappe en acquérant et en produisant des véhicules (TEL). Néanmoins, ces efforts ont connu, d’après plusieurs observateurs, des difficultés. Les TEL sur roue nécessitent en effet l’importation de composants étrangers difficiles à obtenir. Dans ce contexte, certains essais récents ont eu recours à des véhicules à chenille, qui permettent l’accès à des routes non carrossées, mais sont en contrepartie très lents. L’utilisation de systèmes de lancement sur rail permettrait donc de contourner cet obstacle tout en exploitant l’abondance de wagons de fret pouvant être reconvertis et le réseau ferré nord-coréen relativement fourni. Celui-ci est probablement d’état très variable et quasi-exclusivement monorailVann H. Van Dieper, « It’s the Launcher, Not the Missile: Initial Evaluation of North Korea’s Rail-Mobile Missile Launches », 38th North, 17 septembre 2021., mais selon certains experts plus performant que le réseau routierJeffrey Lewis et Scott LaFoy, « All Aboard the Missile Train », Podcast, Arms Control Wonk, 18 septembre 2021..

La difficulté de garantir la mobilité sur roue est d’autant plus importante que les vecteurs sont lourds. En conséquence, il a été noté que ce premier essai pouvait laisser présager le déploiement d’ICBM sur rail, en particulier le Hwasong‑16, un ICBM massif à propulsion liquide, dont la masse au lancement est estimée entre 100 et 150 tonnes. Déplacer ce type de missile sur rail serait plus discret, moins dangereux et moins chaotique, ce qui pourrait permettre de le remplir de propergol à l’avance, ce que le transport routier interdit en raison de l’instabilité du système pendant le transportVann H. Van Dieper, op. cit..

Au vu des vidéos diffusées, le train utilisé aurait été tracté par une locomotive standard, possiblement d’origine soviétique (M62/K62)Michael Duitsman, Twitter, 16 septembre 2021., et aurait fait usage de wagons de fret aménagés, ce qui pourrait permettre des stratégies de dissimulation des missiles sur le réseau ferré nord-coréen, exploitant en particulier le grand nombre de tunnels ferroviaires existant. Cette stratégie pourrait renforcer l’aptitude à la survie de système en jouant sur la diversification des lanceurs mais aussi la rapidité plus grande des trainsJeffrey Lewis et Scott LaFoy, op. cit.. Au-delà des considérations pratiques et stratégiques, ce mode de déploiement pourrait s’avérer économique pour PyongyangIbid..

Malgré ces possibles avantages, le déploiement sur rail n’est pas sans inconvénient, en particulier la difficulté de le faire fonctionner en cas de crise au cours de laquelle les infrastructures ferroviaires seraient systématiquement visées et l’impossibilité de se camoufler hors des circuits connusVann H. Van Dieper, op. cit.. Aussi, peu d’États ont aujourd’hui une capacité de dissuasion basée sur rail, et peu de projets ont été mis en œuvre précédemment.

Les premières références à une mobilité des ICBM permise par un stationnement dans des trains datent de 1958, avec la volonté de l’Air Force américaine de privilégier ce système pour assurer la survie de ses systèmes. Cette volonté était notamment alimentée par la crainte pour le service de perdre sa pertinence (« garder ses pieds dans le béton ») alors que la Navy s’apprêtait à recevoir ses premiers SLBM Polaris. Les projets considérés ont également reçu le soutien des exploitants privés du secteur ferroviaire, pour des raisons économiques. En 1960, un projet a été sérieusement considéré, prévoyant de stationner environ un quart des Minuteman en cours de déploiement sur une flotte de trains allant de 15 à 100, selon les études remises au Congrès. L’objectif était de constituer une grosse garnison permettant notamment la maintenance des appareils, et d’envoyer ensuite les trains sillonner le réseau et s’y diluer en circulant entre 5 et 17 heures par jour selon les concepts. La préparation de ce programme a abouti en 1960 à plusieurs essais (sans missile). Néanmoins, Robert McNamara a décidé d’annuler ce programme coûteux et complexe en 1961 et de favoriser une composante de missiles ensilés perçus comme plus fiables en complément des Polaris pour la capacité de riposte en secondSteven Pomeroy, « Highball! Missiles and Trains », Air Power History, vol. 57, n°3, automne 2010..

Cependant, le mode de stationnement n’a pas été complètement abandonné, et suite à plusieurs études, et devant l’augmentation massive des capacités soviétiques, de nouveaux plans ont été publiés pour déployer l’un des successeurs du Minuteman, l’ICBM Peacekeeper, sur des systèmes basés sur le rail. Ainsi, l’administration Carter a validé cette option dès 1979George Wilson et Robert Kaiser, « Carter Decides To Build MX Mobile Missile », The Washington Post, 8 juin 1979.. C’est néanmoins l’administration Reagan, en 1986, qui relance pleinement cette idée, avec le projet Peacekeeper Rail Garrison. Ce programme, au coût faramineux, prévoit de stationner 50 missiles Peacekeeper sur 25 trains stationnés dans sept garnisons de l’Ouest des États-Unis en temps de paix. En temps de crise, le concept prévoit la dispersion des systèmes sur les 11 000 km de voies ferrées de la région. Ce programme présente l’avantage de ne pas nécessiter la circulation de missiles nucléaires sur le territoire en temps de paix, et donc d’éviter les problèmes d’acceptabilité sociale qui avaient été soulevés par les précédentes moutures. Le projet n’est cependant pas finalisé en raison de son coût, des doutes sur sa capacité de survie à une attaque surprise, et la difficulté de diluer et faire circuler des trains de missiles au milieu du système commercialBarry E. Fridling et John R. Harvey, « On the Wrong Track? An Assessment of MX Rail Garrison Basing », International Security, vol. 13, n°3, hiver 1988-1989..

 À la même époque, l’Union soviétique parvient à mettre en place le système RT‑23 Molodets/SS-24 sur rail. L’objectif d’accroître la capacité de survie des ICBM s’est également traduite en URSS par la volonté de disposer de systèmes mobiles, avec des études lancées dès les années 1970 sur la faisabilité de lanceurs mobiles sur route ou sur rail. La seconde option a semblé plus attractive, en raison du vaste réseau ferré soviétique (159 000 km), de la possibilité d’emporter des systèmes plus lourds (plus de 50 tonnes) et du risque moindre d’endommager les systèmes lors du transport. Après près de 20 ans de R&D, l’entreprise ukrainienne Yangel met au point un système fonctionnel, alors que les autorités soviétiques cherchent à résoudre les problèmes pratiques et stratégiques liés à cette invention (formation, commandement et contrôle, application des mesures de maîtrise des armements…). Dans l’intervalle, cette capacité devient moins critique puisque le perfectionnement des moteurs à propulsion solide permet de déployer des ICBM sur TEL à roues. Elle est néanmoins déployée à partir de 1982, après la réalisation d’onze essais de missiles avec le RT‑23 Molodets tout d’abord, puis dès 1985 l’utilisation du RT‑23UTTh, plus fiable. Le système est décrit comme opérationnel en décembre 1987. Il est constitué de quelques divisions possédant quatre trains, composés d’un module de lancement avec un ICBM, et sept wagons pour le commandement et le contrôle, le carburant et les locomotives. Alors que le système prévoit initialement le déplacement quasi-permanent des missiles, dissimulés dans le réseau fret et passager, Moscou annonce en 1991 que les trains seraient dorénavant stationnés en garnison, probablement pour des raisons de sécurité et de coût. Les derniers missiles sont retirés du service en 2002 et la dernière base démantelée en 2007, semblant confirmer l’obsolescence du systèmeThomas Newdick, « The Soviet Union’s Railway-Based Intercontinental Ballistic Missile Had An Inflatable Nosecone », The Warzone, The Drive, 9 mars 2021.. Pourtant, en 2014, le commandant des forces stratégiques russes annonce le lancement d’un nouveau programme sur rail, intitulé BargouzinePavel Podvig, « Rail-mobile ICBM, Barguzin, gets a green light », Russian strategic nuclear forces, 17 décembre 2017.. Le projet est finalement abandonné en 2017, permettant aux développeurs russes de focaliser leurs efforts sur d’autres projets prioritaires, en particulier l’Avangard ou le SarmatPavel Podvig, « Barguzin rail-mobile ICBM is cancelled (again) », Russian strategic nuclear forces, 4 décembre 2017..

Dans le contexte américano-russe, les missiles déployés sur rail sont donc apparus comme une capacité marginale. Pouvant difficilement survivre à une première frappe, très coûteux, difficiles à opérer au sein de systèmes commerciaux, ils ont notamment aux États-Unis présenté des problèmes d’acceptabilité sociale importants. En conséquence, ils ont été perçus comme moins intéressants que les SLBM aux États-Unis ou que les missiles emportés par TEL sur roues en Russie. Opérationnel pendant moins de quatre ans, le système Modolets est apparu redondant à la fin de la Guerre froide, alors que ses avantages (diversité des modes de déploiement, facilité de transports) ont semblé moins saillants.

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Déploiement de missiles sur rail : quels systèmes, quelle pertinence ? (1/2)

Emmanuelle Maitre

Bulletin n°91, octobre 2021



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