La coopération Italie-Allemagne dans le domaine de l’armement

La guerre en Ukraine a sonné le réveil européen en matière de production d’armements. C’est vrai en général et c’est le cas en particulier pour l’Italie et l’Allemagne, deux pays qui se trouvent dans des situations parallèles. Marqués par les excès du militarisme de la seconde guerre mondiale, ces deux pays se sont cantonnés dans une attitude prudente en matière militaire, par certains côtés en retrait, en confiant l’essentiel de leur défense au parapluie otanien. Cette attitude générale a longtemps fait passer au second plan les industries de défense, la priorité politique étant pacifiste. Cependant, ces deux pays ont en commun l’importance et le dynamisme de leur tissu industriel avec, par ailleurs, des chaînes de production particulièrement intégrées, notamment dans le secteur automobile. Dès lors, la relance de la production d’armements en Europe produit des effets aussi bien à Berlin qu’à Rome, et pourrait également conduire à une intensification de l’intégration entre les deux pays, et ce, d’autant plus, que les tissus entrepreneuriaux sont comparables et compatibles. 

Pour analyser cette dimension industrielle bilatérale, il convient de partir du récent accord signé par les gouvernements italiens et allemands. 

Signé à Berlin le 22 novembre 2023, le « plan d’action bilatéral Italie-Allemagne »Voir Piano di Azione italo-tedesco per la cooperazione strategica bilaterale e nell’Unione Europea, 22 novembre 2023.  a mis à l’agenda la coopération en matière d’industries de défense. Après avoir rappelé le succès des programmes passés, ce document établit une liste des programmes futurs qui devraient voir associés les efforts italiens et allemands. Main Ground Combat System (MGCS), Armoured Infantry Combat System (AICS), artillerie de longue portée ou encore combat collaboratif terrestre sont cités comme des initiatives porteuses en matière de coopération bilatérale. Le document mentionne également d’autres programmes comme les rotors de nouvelle génération (Next Generation Rotorcraft - NGRC) ainsi que le programme d’intercepteur hypersonique HYDIS². Ce document est remarquable car il apparaît comme une affirmation politique inédite des stratégies bilatérales à l’oeuvre entre Rome et Berlin. Différentes logiques soustendent cette feuille de route. Tout d’abord l’Italie, qui a toujours été historiquement mal à l’aise face aux jeux des puissances intra-européennes, cherche à contrebalancer l’accord signé avec la France, le Traité du Quirinal qui date de 2021, avec une forme d’accord de même niveau avec l’Allemagne. Ce faisant, elle rencontre une trajectoire allemande qui, au nom de la Zeitenwende énoncée par Olaf Scholtz en février 2022 à la suite de l’agression russe en Ukraine, veut faire évoluer son modèle en regardant en face ses besoins et ses responsabilités en matière de défense. Ainsi, nous pouvons observer que ces deux trajectoires qui se croisent déterminent un scénario de convergences objectives qui n’apparaît certes pas comme un changement de cap mais permet de consolider une série d’initiatives déjà engagées. 

La coopération entre l’Italie et l’Allemagne dans le domaine de l’armement est caractérisée par l’importance du cadre européen et multilatéral. Le programme d’avion de combat Eurofighter, longtemps une référence en la matière, ne fait pas véritablement émerger une dimension bilatérale. Ce sont les partenariats entre Airbus, BAE Systems et Leonardo (à l’époque Finmeccanica), au travers du consortium Eurofighter Gmbh, qui structurent industriellement un programme qui avait comme débouché une demande d’équipements provenant des états-majors anglais, allemands, italiens et espagnols. Il faut d’ailleurs relever que la production de cet appareil se poursuit, avec actuellement la Tranche 4. Les Etats partenaires ont pris des chemins séparés pour le chasseur du futur avec, d’un côté, le Royaume Uni et l’Italie qui ont convergé vers le programme Global Combat Air Programme (GCAP, en partenariat avec le Japon) alors que l’Allemagne et l’Espagne se sont engagés dans le programme SCAF aux côtés de la France, en suivant la logique Airbus. Mais cette perspective divergente n’empêche pas les Etats partenaires et leurs industriels de continuer à coopérer dans le cadre d’un programme Eurofighter relancé par la reprise des dépenses en matière d’armement, comme l’illustrent les nouvelles commandes espagnoles (20 Eurofighter Tranche 4, Halcon I, et approbation en septembre 2023 de futures acquisitions, autour de 25 appareils, Halcon 2) et allemandes (confirmation, le 5 juin 2024, d’une commande de 20 appareils supplémentaires, portant à 58 le nombre d’Eurofighter de « dernière génération »), et ce, alors que d’autres clients exports potentiels se profilent. La ligne d’assemblage de l’usine Airbus de Manching en Allemagne apparaît donc comme pérenne pour assurer la transition vers les futurs GCAP et SCAF, avec un horizon total de 700 appareils, ce qui montre bien leur importance pour les chaînes industrielles des différents Etats partenaires, et ce, d’autant plus, que la programmation de la Tranche 5 revient à l’agenda. 

Dans ce contexte, il peut être légitime de s’interroger sur la divergence imposée par les choix GCAP et SCAF alors que la génération précédente aura mis en place une chaîne de valeur pan-européenne. De ce point de vue, la prise de participation du groupe italien Leonardo dans l’entreprise allemande Hensoldt doit être rappelée. En effet, en avril 2021, Leonardo est entré au capital d’Hensoldt, à hauteur de 25,1% (part ramenée à 22,8% fin 2023 après l’opération d’augmentation du capital dans le contexte du rachat d’ESG par Hensoldt), au même niveau que la banque publique allemande d’investissement Kreditanstalt für Wiederaufbau (KfW). Cette participation a toujours été présentée par Leonardo comme un investissement stratégique destiné à accélérer la coopération européenne en matière d’électronique de défense. Et nous observons aujourd’hui combien Hensoldt est à l’oeuvre sur l’Eurofighter Tranche 4, la modernisation des systèmes électroniques étant au coeur de l’évolution des appareils de nouvelle génération. Il existe donc bien une correspondance entre le programme Eurofighter et le renforcement bilatéral italo-allemand dans le domaine de l’électronique de défense autour de la coopération Leonardo-Hensoldt, présentée par le management du groupe italien comme la base de futures intégrations. Soulignons que tout en étant partenaire du GCAP aux côtés des industriels britanniques et japonais, Leonardo est aussi un partenaire indirect du programme SCAF, en tant qu’actionnaire industriel de référence de l’électronicien allemand Hensoldt, un paradoxe qui pourrait représenter une opportunité pour définir des coopérations entre des programmes aujourd’hui concurrents. 

En ce qui concerne le secteur naval, il faut rappeler que le programme de sous-marins U212A, réalisé en coopération par Fincantieri et Thyssenkrupp Marine Systems (TKMS) à partir de 1996, a vu la production de 4 unités pour la marine italienne et de 6 pour la marine allemande. Cette coopération a été prolongée par le programme U212 NFS (Near Future Submarine), géré par l’OCCAR, et qui prévoit l’intégration en Italie de systèmes fournis par l’AllemagneChiara Rossi, « Nuovi sottomarini in arrivo », Italia Oggi, 13 janvier 2022. . Ici, nous observons une logique capacitaire parallèle entre les deux marines, laquelle fonde la coopération industrielle. Dans le contexte italien, en mai 2024, la reprise par Fincantieri du fabricant de torpilles Wass, cédé par Leonardo, illustre bien cette volonté de monter en gamme sur les plateformes sous-marines dans le cadre d’une collaboration avec l’AllemagneLuca Peruzzi, « Il programma per i nuovi sottomarini U212 NFS della Marina Militare », Analisi Difesa, 2 mars 2021. . Le choix italien effectué dans les années 1990 de se tourner vers des plateformes allemandes pour sa flotte de sous-marins dessine les contours d’une stratégie à la fois opérationnelle et industrielle dans laquelle la chaîne de production italienne se repositionne dans le cadre d’un rapport privilégié avec l’Allemagne, une dimension que l’on relève également dans le domaine des blindésHélène Masson, Europe des véhicules blindés. Les maîtres d’oeuvre industriels européens face aux stratégies nationales d’acquisition : entre concurrence et partenariat, FRS, Recherches & Documents, n°3/2022. 

La participation italienne au programme européen Main Ground Combat System (MGCS), sous maîtrise d’oeuvre du consortium franco-allemand KNDS, a été énoncée de façon prioritaire dans le plan d’action italo-allemand. 

Le 13 décembre 2023, Leonardo et KNDS ont signé un protocole d’alliance stratégique pour le développement de futures plateformes blindées européennes (dont fera partie le MGCS)Gianni Dragoni, « Armi, accordo tra Francia e Germania sul nuovo carro armato congiunto europeo », Il Sole 24 Ore, 22 mars 2024. . Mais l’accord entre les deux groupes prévoit aussi une coopération pour la fourniture à l’Italie d’un char de dernière génération sur la base de la plateforme Leopard 2A8Luca Peruzzi, « Le intese tra Francia e Germania sul carro MGCS e i riflessi sull’Italia », Analisi Difesa, 29 avril 2024. . Du côté de Leonardo, on pouvait observer une stratégie à plusieurs niveaux. Il s’agissait dans l’immédiat de mettre en place une opération d’achat de la technologie Leopard avec une partie de la réalisation industrielle du projet confiée à des entreprises italiennes qui revendiquaient 50% de la valeur du contrat. Cette opération devait permettre à l’armée italienne de remonter en puissance en matière de chars et de stocks, tout en assurant l’intégration des différentes entités de Leonardo dans la chaîne de production KNDS, spécifiquement dans la partie allemande liée à la plateforme Leopard. Ce positionnement apparaissait comme propédeutique à une participation italienne dans le projet européen MGCS, pour l’instant à traction franco-allemande, mais qui est appelé à s’européaniser en raison des logiques politiques et institutionnelles à l’oeuvre. Il faut souligner que Leonardo a opéré un revirement stratégique s’agissant d’Oto Melara, sa filiale productrice de canons et de structures blindées. Avant le conflit en Ukraine, il était question de céder cette dernière, avec comme candidats à sa reprise Rheinmetall et KNDS. Désormais, Leonardo ambitionne de racheter Iveco Defence Vehicles (IDV), la division d’Iveco Group spécialisée dans les blindés, permettant la consolidation de ces actifs avec ceux d’Oto Melara. Cette opération verrait l’émergence d’un acteur performant aussi bien pour le contrat de chars destinés aux forces terrestres italiennes que pour les futurs développements européens. Pour Leonardo, la rénovation et la montée en gamme de l’outil industriel Oto Melara apparaît comme prioritaire. Le 11 juin 2024, le groupe italien a fait état de l’arrêt des négociations en cours avec KNDS« Leopard Kaput », Analisi Difesa, 11 juin 2024. . Le refus de KNDS Deutschland (Krauss-Maffei Wegmann) d’accéder aux demandes d’externalisation de la production en Italie a suscité un blocage industriel et politique avec des Italiens jugeant la position allemande trop rigide. Mais de manière paradoxale, ce coup d’arrêt pourrait relancer un autre schéma de collaboration italo-allemande, celui avec Rheinmetall qui semble désireux de développer industriellement la plateforme KF51 Panther déjà adoptée par la Hongrie (via une première participation financière à la phase de développement) et qui de ce fait serait beaucoup plus flexible en termes de partageGianni Dragoni, « Leonardo rompe con Knds sull’alleanza per i blindati », Il Sole 24 Ore, 12 juin 2024. . Il ne faut d’ailleurs pas exclure que l’action de Rheinmetall fasse partie du contexte d’abandon de la négociation KNDS/Leonardo, tant la rivalité entre les industriels allemands se fait sentir. Un éventuel accord autour de la plateforme Panther bénéficierait du budget précédemment affecté au Leopard et ferait de la défense italienne le client de lancement du nouveau char. 

En outre, si on prend en compte les discussions menées actuellement avec Rheinmetall relatives à la fourniture du véhicule d’infanterie blindé Lynx à l’armée italienne en échange d’un partage du travail au profit de LeonardoGianni Dragoni, « Leonardo, alleanze europee Nel mirino Iveco Defence », Il Sole 24 Ore, 8 mars 2024. , ce type d’accord aurait l’avantage d’une grande complémentarité mais aussi de constituer de facto une capacité Rheinmetall/Leonardo dans le cadre des productions futures. L’abandon de la plateforme italienne Ariete C1, produite en consortium par IDV et Oto Melara au profit d’une plateforme allemande, illustre bien l’accélération en cours avec des Italiens qui se projettent technologiquement en coopération avec l’Allemagne dans un dessein européen plus vaste. 

Il est d’ailleurs souvent difficile de distinguer les aspects de coopération bilatérale italo-allemands lorsque les programmes sont conçus de manière trilatérale ou quadrilatérale. C’est le cas, par exemple, du programme Eurodrone, lancé en 2022 par la France, l’Allemagne, l’Italie et l’Espagne, et géré par l’OCCAR. 

C’est également le cas dans le domaine des missiles. Nous retrouvons Français, Anglais, Allemands et Italiens dans la société MBDA. De plus, la France, l’Italie, l’Allemagne et les Pays Bas soutiennent le projet d’intercepteur hypersonique HYDIS², coordonné par MBDA et soutenu financièrement par le Fonds européen de Défense. 

Dans ces deux cas, le rapport avec la France apparaît comme fondamental, et c’est également une question qui doit être soulignée pour l’évolution en matière de blindés. De fait, le rapport bilatéral italo-allemand existe mais jamais sans faire abstraction des rapports franco-allemands et d’un rapport franco-italien rénové depuis le Traité du Quirinal de 2021. 

C’est donc dans cette triangulation qu’il faut inscrire l’analyse du rapport italo-allemand. Au-delà des convergences politiques et stratégiques entre ces deux pays, membres fidèles de l’OTAN, il existe un potentiel industriel qui pourrait ultérieurement s’exprimer. Comme nous l’avons déjà souligné, la chaîne de production industrielle italo-allemande est particulièrement intégrée dans le secteur automobile, avec des flux incessants entre le Nord de l’Italie et le Sud de l’Allemagne. Alors que nous nous trouvons face à une crise potentielle du modèle de production automobile en Europe, menacé par la révolution technologique du passage à l’électrique et la concurrence d’acteurs externes, la question pourrait bientôt se poser de la reconversion d’une partie de cet outil industriel. Très certainement, il y aurait là des capacités technologiques susceptibles de nourrir le rebond de l’industrie de la défense en Europe, si nous nous basons sur une relance quantitative et qualitative. Dans le cadre d’une vision européenne, cela constitue certainement un atout, si l’on met de côté les concepts protectionnistes nationaux, rendus caduques par les défis que l’Union européenne doit relever. 

 

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