Antoine Bondaz
9 novembre 2022 Version PDf
Le 10 octobre 2022, la sous-Commission sécurité et défense (SEDE) du Parlement européen, en partenariat avec la Délégation pour les relations avec la Chine (D-CN), a organisé un débat portant sur les outils de guerre hybride utilisés par la Chine pour intimider l’île. Les députés ont évalué la situation sécuritaire dans la région et discuté de la stratégie que l’Union européenne (UE) pourrait adopter pour dissuader la Chine de modifier unilatéralement le statu quo dans la région.
Madame la présidente de la sous-commission,
Monsieur le président de la délégation,
Mesdames et messieurs les députés européens,
Mesdames et messieurs,
Il y a dix-huit mois, le 24 février 2021, je commençais mon audition au Parlement européen, face à vous, par ces mots : « Mon argument principal sera simple et clair : la dégradation de la situation dans le détroit de Taïwan doit attirer toute notre attention. Il est urgent pour l’Union européenne et les États membres de passer du statut d’observateurs passifs à celui d’acteurs proactifs, et d’adopter une stratégie claire et crédible pour dissuader Pékin de tout changement unilatéral et par la force du statu quo. Il en va de nos intérêts ». Avec le recul, je n’y changerai rien, pas un mot.
Au mois d’août 2022, la Chine a délibérément provoqué une nouvelle crise dans le détroit de Taïwan au prétexte de la visite sur l’île de la présidente de la Chambre des représentants, Nancy Pelosi. Les instruments utilisés de la coercition chinoise étaient connus : exercices militaires, cyberattaques, déformation du droit international, désinformation à grande échelle, et sanctions économiques. Cette nouvelle crise est cependant remarquable par son intensité, notamment sur le plan militaire, et s’intègre dans une stratégie plus ancienne visant à accroître la pression sur l’île et à l’isoler depuis l’élection de la présidente Tsai Ing-wen en 2016.
Les exercices militaires sans précédent réalisés du 4 au 15 août 2022 étaient préparés bien en amont de la visite. L’Armée populaire de libération (APL) a annoncé sept zones d’interdiction à la navigation maritime et aérienne autour de l’île, au niveau de voies navigables et de routes aériennes internationales parmi les plus fréquentées au monde. Elle y a réalisé des exercices visant à simuler un blocus afin d’asphyxier l’île et d’empêcher tout soutien étranger, notamment américain. Pékin a cherché à démontrer des capacités en termes de frappes de précision, de déni d’accès et de zone, de supériorité aérienne, de guerre sous-marine, ou encore de soutien logistique.
Par ailleurs, une dizaine de missiles balistiques ont été lancés, dont quatre ont survolé l’île. Ces missiles chinois ont survolé Taipei, la capitale du pays, peuplée de millions de personnes. Je ne cherche pas ici à relativiser les essais balistiques nord-coréens, mais lorsqu’ils survolent le Japon, ils survolent un détroit international et des zones peu peuplées... Par ailleurs, cinq missiles sont tombés dans la zone économique exclusive du Japon, une première.
Surtout, alors que les avions militaires chinois ne franchissaient la ligne médiane dans le détroit de Taïwan qu’à de très rares exceptions (quatre fois seulement depuis le début de l’année), plus de 400 avions l’ont franchi depuis le 3 août. Même si cette ligne médiane n’est pas une ligne de démarcation reconnue par le droit international, il existait un accord implicite entre les forces armées chinoises et taïwanaises afin de limiter le risque d’incident. L’objectif de Pékin, en multipliant ces franchissements, est de réduire le temps de réaction des forces armées taïwanaises (4 minutes de vol de Taipei), d’accélérer le vieillissement des équipements militaires de l’île, d’épuiser les ressources financières de Taipei, et d’accroître la pression psychologique sur la population.
Désormais, Pékin utilise également des drones, notamment civils, pour survoler les îles taïwanaises de Matsu et Jinmen, situées le long des côtes chinoises. Ces opérations hybrides visent à tester la réponse de Taipei et me permettent de rappeler l’utilisation par la Chine de capacités civiles dans le cadre d’opérations militaires, un sujet trop peu étudié et analysé par les experts mais aussi nos gouvernements.
Ces derniers jours, l’armée chinoise a organisé un exercice de grande envergure pour prouver que sa marine pouvait utiliser de grands ferries civils pour lancer une invasion amphibie massive de Taïwan. Au large, la Marine chinoise a disposé plusieurs grands ferries civils et des navires de guerre. Les péniches de débarquement de l’APL ont quitté la plage, ont navigué jusqu’aux ferries civils et ont embarqué des engins d’assaut amphibies en mer via une rampe construite spécialement à cet effet. Les péniches de débarquement ont ensuite quitté les ferries et sont retournées à leur point de départ.
Par ailleurs, lors des exercices du mois d’août, de nombreuses cyberattaques ont été recensées par le Commandement des forces d’information, de communication et d’électronique, créé en 2017 pour défendre la « souveraineté numérique » de Taïwan. Elles ont visé de nombreux sites officiels, comme celui du ministère de la Défense nationale ainsi que des serveurs d’entreprises privées.
Plus de 250 opérations de manipulation de l’information, visant à discréditer la réponse du gouvernement et à démoraliser la population, ont été répertoriées. La désinformation chinoise, tout comme l’ingérence dans les processus électoraux, est bien connue. Le Parlement européen le sait, la Commission spéciale sur l’ingérence étrangère ayant travaillé sur le cas de Taïwan, visité l’île et échangé récemment avec la ministre du Digital, Audrey Tang.
Enfin, la Chine a renforcé sa coercition économique envers Taïwan en suspendant l’importation de 35 catégories de produits agricoles et alimentaires, soit plus de 2 000 produits d’exportations taïwanais. Ces sanctions économiques chinoises ne sont pas nouvelles. Et surtout, elles ne visent pas seulement Taïwan. Je rappellerai ici la coercition économique chinoise contre la Lituanie, avec un effondrement du commerce bilatéral de plus de 80 %, mais aussi contre les entreprises européennes ayant des entreprises lituaniennes dans leurs chaînes de valeur et exportant vers la Chine.
Au cours des vingt dernières années, le rapport de force a radicalement changé dans le détroit de Taïwan. La Chine a quintuplé ses dépenses militaires, alors que celles de Taïwan ont stagné. L’Armée populaire de libération s’est dotée d’importantes capacités militaires, notamment balistiques et amphibies, pour avoir les moyens de mener d’ici 2027 des opérations militaires de grande envergure autour et sur Taïwan, voire d’envahir l’île. Pékin accroît progressivement la pression sur l’île.
Alors que les parallèles se multiplient entre l’invasion russe de l’Ukraine et le risque d’une invasion chinoise de Taïwan, il faut rappeler que l’enjeu n’est pas seulement l’influence d’un État sur un autre ou l’expansion territoriale d’un État au détriment d’un autre. Il s’agit surtout de l’ambition d’un membre permanent du Conseil de sécurité de faire disparaître Taïwan en tant qu’entité politique souveraine et indépendante, qui fête d’ailleurs aujourd’hui même sa fête nationale (je suis persuadé que la date de cette audition, le double 10 comme on l’appelle à Taïwan, n’est pas un hasard).
Plus sérieusement, l’enjeu pour les Européens n’est donc pas entre le statu quo et le « sécessionnisme », comme l’affirme Pékin, mais bien entre l’annexion, sous couvert de « réunification », et le statu quo. La détermination de Pékin est encore plus claire dans le dernier livre blanc sur Taïwan publié en août 2022, le troisième après ceux de 1992 et 2000.
Les motivations du Parti communiste chinois (PCC) pour prendre le contrôle de l’île sont au moins triples. Politiquement, le PCC entend mettre un terme aux derniers vestiges de la guerre civile, qui avait vu le Parti nationaliste se recroqueviller sur Taïwan, et faire disparaître la République de Chine, le régime politique à Taïwan. Idéologiquement, le PCC entend imposer son argument qu’il n’existe aucune alternative à son leadership en Chine et cherche à éliminer le contre-modèle que constitue Taïwan – une société de culture chinoise, multiethnique, qui s’est démocratisée de l’intérieur après une période de dictature brutale. Militairement, l’Armée populaire de libération entend être en mesure d’installer ses forces armées sur l’île afin d’accroître sa profondeur stratégique, modifier à son profit l’environnement sécuritaire du Japon et se projeter sans entrave vers l’océan Pacifique.
Avant de conclure, je tiens à rappeler que les scénarios de conflit dans le détroit de Taïwan ne se limitent pas à la caricature largement répandue d’une invasion massive de Taïwan par la Chine. Ils pourraient impliquer toute une série d’actions de la part de Pékin, notamment la prise de contrôle des îles Dongsha, la violation de l’espace aérien taïwanais ou même l’organisation d’un blocus maritime autour de l’île. Loin de rester local et limité à la Chine et à Taïwan, tout conflit serait d’une ampleur globale. Il impliquerait au moins les États-Unis et potentiellement le Japon, ainsi que d’autres alliés conventionnels des États-Unis dans la région – des pays qui sont des partenaires économiques et de sécurité essentiels pour l’Europe. Et bien que le traité de l’OTAN ne couvre pas la région Indo-Pacifique, la solidarité européenne serait mise à l’épreuve.
Un conflit mettrait également en danger la vie de plus de 15 000 citoyens européens résidant à Taïwan et qu’il faudrait évacuer en urgence, certainement en coopération étroite avec le Japon ; provoquerait d’énormes perturbations dans les chaînes de valeur mondiales, y compris dans des secteurs – comme celui des supraconducteurs – dans lesquels l’Europe est extrêmement dépendante de Taïwan ; aurait un impact considérable sur le commerce international maritime, la région étant la zone de passage la plus fréquentée pour le commerce entre l’Asie et l’Europe.
Cependant, alors que les responsables politiques européens doivent se préparer à répondre, voire à intervenir d’une façon ou d’une autre dans de tels scénarios de conflit, ils doivent comprendre qu’ils ont un rôle encore plus important à jouer pour empêcher qu’ils ne se produisent en premier lieu. En étroite coordination avec leurs partenaires de la région Indo-Pacifique, l’Union européenne et ses États membres devraient adopter une stratégie pour dissuader la Chine en la convainquant que toute modification unilatérale du statu quo par la force serait non seulement trop risquée, mais surtout trop coûteuse.
Le renforcement en cours de la diplomatie déclaratoire est essentiel. En juin 2021, un communiqué du G7 a pour la première fois mentionné l’importance du maintien de la stabilité dans le détroit de Taïwan, et, en août 2022, un communiqué du G7 a pour la première fois été entièrement consacré à cette question. Il est aujourd’hui impensable d’invisibiliser Taïwan et la situation dans le détroit comme certains pays européens l’ont fait pendant de nombreuses années.
Continuer les visites parlementaires est important, afin de ne pas céder aux provocations et pressions chinoises, et, je l’ai dit à plusieurs reprises ces dernières années, une délégation parlementaire associant députés européens et députés nationaux, y compris britanniques, serait un message fort d’unité européenne.
Cette stratégie doit aussi signifier ne plus contribuer, même indirectement, à la modernisation des capacités militaires chinoises. Cela fait des années que certains d’entre nous alertent sur ce point, en vain. Il est urgent de réagir.
La dépendance technologique de la Chine a conduit les autorités de Pékin à mettre en place des stratégies pour capter les innovations étrangères, y compris de façon illicite. Les États-Unis et plus largement les pays anglo-saxons ayant considérablement restreint l’accès à leurs technologies, l’Europe continentale est la principale cible des efforts de Pékin. C’était explicitement le cas de l’acquisition par la Chine, en 2018, de l’entreprise italienne de drones militaires Alpi. Mais il existe de nombreux autres cas dont nos services de renseignement ont connaissance.
Si les États européens ne doivent pas recourir à des mesures extrêmes, il est essentiel de reconnaître le risque que Pékin utilise les échanges universitaires et la coopération scientifique et technique comme un moyen d’acquérir des technologies étrangères, y compris dans des domaines sensibles. Il s’agit non seulement d’une question de souveraineté industrielle, technologique et scientifique, mais aussi de compétitivité économique – et, en définitive, de sécurité nationale.
Il convient de mettre fin à une forme d’hypocrisie. Malgré l’embargo européen sur les exportations d’armes vers la Chine en vigueur depuis 1989, les Européens ont contribué directement et indirectement à la modernisation qualitative des forces armées chinoises. Nous n’exportons pas de système d’armes vers la Chine mais formons les ingénieurs de l’armement chinois… C’est un comble…
Mettre en œuvre une telle stratégie est urgent. Les élections présidentielles de janvier 2024 à Taïwan pourraient être un nouveau prétexte utilisé par Pékin pour provoquer une énième crise dans le détroit de Taïwan. Le risque est bien trop réel.
Surtout, il existe d’ores et déjà une leçon à tirer de la guerre en Ukraine : comment convaincre la Chine de ne pas envahir Taïwan, alors que nous n’avons pas réussi à convaincre la Russie de ne pas envahir l’Ukraine ?