Charles-Emmanuel Detry
2 mars 2023 Version PDf
La Charte des Nations unies a été signée le 25 juin 1945, avant même la fin de la Seconde Guerre mondiale et le début d’une Guerre froide que ses rédacteurs n’avaient pas anticipée. Parmi les membres fondateurs de l’organisation à laquelle la Charte donnait naissance figurait un État alors dirigé par un parti unique, le Parti nationaliste chinois, ou Kuomintang (KMT) : la République de ChineDe l’appartenance à la République de Chine à l’ONU entre 1945 et 1971, on peut notamment retenir la contribution de P. C. Chang (張彭春) à la rédaction de la Déclaration universelle des droits de l’Homme (1948) ainsi que les mandats de deux juges à la Cour internationale de Justice : Hsu Mo (徐謨) de 1946 à 1956 et Wellington Koo (顧維鈞) de 1957 à 1967, les trois dernières années en tant que son vice-président.. Établie en 1911 sur le continent chinois, celle-ci devait, à l’issue de la capitulation du Japon, étendre sa maîtrise à Taïwan, occupée depuis 1895, et faire face à la résistance, écrasée dans le sang, des habitants de l’îleÀ l’issue notamment d’un épisode connu sous le nom d’Incident du 28 février 1947 (二二八事件), au cours duquel la population de Taïwan s’était révoltée contre le régime mis en place par Tchang Kaï-chek, ce dernier décidant d’une répression qui provoqua la mort de plusieurs milliers, voire dizaines de milliers de personnes.. La République de Chine, victorieuse dans le conflit mondial, avait entretemps replongé dans la guerre civile partiellement interrompue par l’agression japonaise. Ce conflit se soldera en 1949 par la fondation de la République populaire de Chine sous l’égide du Parti communiste chinois de Mao Zedong, celui-ci ayant vaincu le régime de Tchang Kaï-chek sur le continent et contraint les autorités de la République de Chine à se recroqueviller à Taïwan, unique espace encore en leur possessionNous avons délibérément évité, dans ce premier paragraphe, d’utiliser des termes juridiques qui auraient impliqué une évaluation en droit du statut de Taïwan à cette époque, pour nous en tenir exclusivement aux faits. Cela non par souci d’éviter une question controversée (la seule certitude est que le Japon a renoncé à tout titre sur Taïwan par le traité de paix avec les Alliés, le traité de San Francisco, du 8 septembre 1951, confirmé sur ce point par le traité de paix séparé avec la République de Chine, le traité de Taipei, du 28 avril 1952) mais parce que, comme il sera montré ci-dessous, les circonstances ont si fondamentalement changé depuis 1945 que la guerre civile chinoise n’est plus le point de départ pertinent pour étudier cette question..
À partir de 1949, deux gouvernements allaient se disputer la prétention à incarner la Chine, qu’ils s’accordaient à définir spatialement comme un ensemble étendu sur les deux rives du détroit. Compte tenu de la maîtrise par la République populaire de la majeure partie, continentale, de cet espace, la question se posait de la légitimité du gouvernement de Taipei à continuer à représenter la Chine à l’ONU, question d’autant plus pressante que la République de Chine avait été désignée par la Charte comme l’un des cinq membres permanents du Conseil de sécurité, l’investissant ainsi d’une responsabilité particulière dans le maintien de la paix et de la sécurité internationale pour lequel l’organisation avait été fondéeAfin de protester contre la représentation de la Chine par le gouvernement nationaliste et en soutien au gouvernement communiste, l’URSS avait, en 1950, boycotté les séances du Conseil de sécurité. L’article 23 de la Charte, qui établit la composition du Conseil, désigne encore nommément la « République de Chine », ce par quoi on s’entend désormais à comprendre République populaire.. Le 25 octobre 1971, la résolution 2758 de l’Assemblée générale des Nations unies (AGNU) a finalement décidé de la substitution de la Chine communiste à la Chine nationaliste dans les instances onusiennesRésolution 2758 (XXVI), « Rétablissement des droits légitimes de la République populaire de Chine à l’Organisation des Nations unies », 25 octobre 1971..
Un demi-siècle après l’adoption de ce texte, la situation se présente sous un jour très différent. Sur le continent, la résolution 2758 a accéléré la fin de l’isolement du régime, qui a notamment été reconnu en 1979 par les États-Unis. La Chine a depuis acquis au sein de l’ONU une influence souvent commentéeVoir par exemple EKMAN A., « L’influence croissante de la Chine aux Nations unies », Questions internationales, n° 116, novembre-décembre 2022, pp. 56-65. et dont l’un des objectifs, à atteindre par la force si nécessaireUne loi chinoise autorise le gouvernement de la Chine, « pour protéger son intégrité territoriale », à utiliser la force « si les possibilités de réunification pacifique devaient être complètement épuisées » (voir la Loi anti-sécession (反分裂国家法) du 14 mars 2005)., demeure la prise de Taïwan, conçue comme le parachèvement d’une « réunification » nationaleParler de réunification a ceci de contestable que, dans sa longue histoire, la Chine n’a que brièvement gouverné Taïwan – et jamais depuis le début de la période communiste. L’île avait été intégrée tardivement à l’empire Qing, lequel avait été contraint de la céder au Japon, par le traité de Shimonoseki, à l’issue de la première guerre sino-japonaise (1894-1895). Il n’est pas de meilleure illustration du caractère discutable de l’appartenance de Taïwan à la nation chinoise que les propos de Mao Zedong lui-même, qui, en 1936, dans ses célèbres entretiens avec Edgar Snow, assimilait encore la situation des Taïwanais à celle des Coréens, extérieurs à la Chine et victimes comme elle de l’impérialisme japonais (cité dans COHEN J. A., CHIU H., People’s China and International Law. A Documentary Study, Princeton University Press, 1974, p. 355)..
Sur l’île, la perte du siège chinois aux Nations unies a initié une transformation de la République de Chine. Celle-ci a renoncé à la reconquête du continent et accompli une transition démocratique. Le pouvoir alterne désormais entre le KMT et le Parti démocrate progressiste (PDP), lequel n’admet pas, à la différence du premier, que la Chine et Taïwan forment un seul et même État, quel qu’en soit le gouvernement légitimeLa position rejetée par le PDP et soutenue par le KMT est désignée par ce dernier et par la République populaire comme le « consensus de 1992 », en référence à une rencontre ayant lieu cette année-là entre deux associations semi-officielles issues chacune d’une rive du détroit.. Un sentiment national autochtone (on parle à ce sujet de « taïwanisation » de la République de Chine) s’est renforcéSelon l’enquête de référence de l’Université nationale Chengchi, en 2022 les habitants de Taïwan s’identifiant seulement comme « Taïwanais » représentaient 60,8 % de la population, contre 17,6 % en 1992. en parallèle de la démocratisation du régime.
Selon ce qu’elles désignent comme le principe de la Chine unique (一个中国原则), les autorités de Pékin n’acceptent d’entretenir des relations diplomatiques qu’avec des États que de telles relations ne lient pas à l’entité dont la dénomination demeure « République de Chine », et qui s’abstiennent de reconnaître cette entité en tant qu’État, c’est-à-dire comme une entité souveraine et donc indépendante de la Chine. La position de la République populaire consiste à présenter le principe de la Chine unique comme un « consensus universel de la communauté internationale » et même comme une « norme fondamentale des relations internationales »Déclaration du ministère des Affaires étrangères de la République populaire de Chine, 2 août 2022 (BONDAZ A., « Une seule Chine », Esprit, novembre 2022)., laquelle confirmerait l’appartenance de Taïwan à son territoire et l’inexistence de deux États chinois, ou d’un État taïwanais indépendant de la Chine, ce qui exclut aussi pour elle toute participation à l’ONU de l’île, censément représentée à New York par Pékin.
Si la résolution 2758 ne présente pas uniquement un intérêt historique, c’est parce qu’elle conserve une place importante dans l’argumentation juridique présentée par la République populaire à l’appui de ses positions. Un nouveau livre blanc sur Taïwan, publié par la Chine en août 2022, affirme que la résolution est « un document politique contenant le principe de la Chine unique, dont l’autorité juridique ne laisse aucune place au doute et a été mondialement reconnue »Bureau des affaires taïwanaises du Conseil des affaires de l’État de la République populaire de Chine, « The Taiwan Question and China’s Reunification in the New Era », août 2022.. Dans la présente note, nous nous proposons d’examiner les conséquences du texte sur le statut de Taïwan en droit international, un problème dont nous montrerons qu’il n’est que très marginalement configuré par la résolution 2758, laquelle n’a pas la portée que voudrait lui conférer la Chine (III). Pour cerner précisément les effets du texte (II), une rapide discussion préliminaire de la portée des résolutions de l’AGNU en droit international est nécessaire (I).