Notes de la FRS

Prévention et gestion des risques naturels en Corée du Nord : un rôle pour les Européens ?

Publication générique pour un programme/observatoire n°00/2021
Antoine Bondaz
Eric Ballbach
26 novembre 2021 Version PDf

Cette publication est la traduction en français d’un article pour le site 38 North, publié le 4 novembre 2021, sous le titre : « Coping With Natural Disasters: How the EU Can Support More Effective DPRK Disaster Management Mechanisms »

La situation humanitaire en République populaire démocratique de Corée (RPDC, ou Corée du Nord) est difficile, notamment en raison de l'effet combiné de la pandémie et du changement climatique. Un effort coordonné de la France, de l'Allemagne et de la Suède, les trois Etats membres ayant la plus grande influence sur le pays, pourrait amener les autres États membres de l’Union européenne (UE) et l’UE elle-même à s’impliquer vis à vis de la Corée du Nord sur une question non sensible mais néanmoins cruciale, à savoir la mise en place de mécanismes efficaces de prévention et de gestion des risques naturels. Une telle initiative permettrait d'améliorer durablement la vie des Nord-Coréens.

La Corée du Nord est actuellement dans un double état d'isolement. En plus de faire l’objet d’un des régimes de sanctions les plus complets de la communauté internationale du fait de la poursuite de ses programmes nucléaires et balistiques, le pays s'est coupé du monde extérieur afin d'empêcher une propagation incontrôlée de la Covid-19.

La RPDC se trouve donc dans une situation extrêmement difficile, comme l'a admis à plusieurs reprises le Président des affaires d’Etat Kim Jong Un au cours de l'année précédente. En avril, il a même comparé la situation à la « Marche forcée » des années 1990“Kim Jong-un warns of North Korea crisis similar to deadly 90s famine”, BBC, April 9, 2021.. Pourtant, la Corée du Nord a jusqu'à présent refusé publiquement l'aide humanitaire en provenance de Corée du Sud ainsi que l'aide liée à la lutte contre la Covid-19 à de multiples reprises.

Par exemple, Pyongyang a rejeté deux millions de doses de vaccins AstraZeneca“North Korea rejects offer of nearly 3 million Sinovac COVID-19 shots”, Reuters, September 1, 2021. ainsi que trois millions de doses de Sinovac de fabrication chinoise, dans le cadre du programme COVAX. Ce refus semble s'expliquer d'abord par la crainte d'une instrumentalisation politique de cette aide par Séoul ou Washington, mais aussi par l'absence de dons massifs de dizaines de millions de doses.

Entretemps, le pays continue d’être frappé par des catastrophes naturelles, notamment des sécheresses au début de l'été et des tempêtes et inondations à la fin de l'été, qui ont un impact négatif sur les productions agricoles, ce alors que l'insécurité alimentaire prévaut déjà depuis plus de trois décennies. En 2019, la Corée du Nord s'est distinguée comme le pays le plus touché par les typhons dans toute l'AsieKIM Jeongmin, “North Korea suffered the worst natural disasters in all of Asia, new report says Four out of 10 North Koreans were impacted by storms in 2019, the Asian Disaster Reduction Center concluded”, NK News, January 26, 2021..

Selon le Centre asiatique de réduction des catastrophes (Asian Disaster Reduction Center), quatre Nord-Coréens sur dix ont été touchés par des tempêtes pour la seule année 2019, soit plus de 10 millions de personnes. En 2020, la Corée du Nord a été frappée par trois typhons majeurs en l'espace de trois semaines seulement. Au cours des deux décennies et demie précédentes, il n'y a eu que quatre années « pendant lesquelles aucun événement majeur d'inondation n'a été enregistré » (2001, 2008, 2009 et 2017)SONG Jay and HABIB Benjamin, “Typhoons and Human Insecurity in North Korea”, The Diplomat, October 21, 2020..

La Corée du Nord tente de faire face à ces risques naturels. En janvier 2020, lors de la cinquième réunion plénière du septième Comité central du Parti des travailleurs de Corée, Kim Jong Un a souligné la nécessité d'établir un « système national de contrôle des crises contre les catastrophes naturelles » bien structuré“Report on 5th Plenary Meeting of 7th C.C., WPK”, KCNA, January 1, 2020..

Un an plus tard, dans son rapport présenté lors du huitième Congrès du Parti des travailleurs de Corée, il a affirmé que « les graves catastrophes naturelles qui frappent le pays chaque année... sont de sérieux obstacles au travail économique »“On Report Made by Supreme Leader Kim Jong Un at Eighth Party Congress of WPK”, KCNA, January 9, 2021.. Plus récemment, lors de la dernière réunion du Bureau politique en septembre 2021, il a affirmé que « toutes les villes et tous les comtés [devaient] faire en sorte qu’elles sont protégées et à l'abri de toute catastrophe naturelle »“Third Enlarged Meeting of Political Bureau of 8th C.C., WPK Held”, KCNA, September 3, 2021..

Cette priorisation politique se traduit également par des actions concrètes. Si les efforts nord-coréens pour réduire l'impact des catastrophes naturelles datent de la fin des années 1990HOARE James, “North Korea’s Disaster Management: A Comment About Perspective”, 38North, November 3, 2020., comme le rappelle l'ancien chargé d'affaires britannique à Pyongyang, certaines mesures ont été prises récemment dans le cadre d'un plan gouvernemental de capacité de gestion des catastrophes pour 2019-2030 (la « Stratégie nationale de réduction des risques de catastrophes »).

Ainsi, un Comité d'État pour la gestion des urgences et des catastrophes a été créé en 2014, comme l'expliquait récemment Benjamin Katzeff SilbersteinKATZEFF SILBERSTEIN Benjamin, “North Korea’s Disaster Management: Getting Better, but a Long Way to Go”, 38North, September 14, 2020.. Par ailleurs, lors de nos échanges avec des diplomates nord-coréens en Europe et à l'étranger, l'intérêt du pays pour l'expérience et le savoir-faire européens a été mentionné à plusieurs reprises.

L'Union européenne et ses Etats membres pourraient être parmi les acteurs les plus pertinents pour s'impliquer sur ce sujet. Dans le cadre de sa stratégie d'engagement critique envers la Corée du Nord, l'UE reste profondément impliquée dans la fourniture d'aide humanitaire. Rien qu'entre 2007 et 2019, l'UE et les États membres ont fourni une aide d'environ 240 millions d'euros à la Corée du NordCalculs réalisés à partir de la base de données EU Aid Explorer..

Les quatre organisations non gouvernementales (ONG) résidentes dans le pays avant la pandémie étaient toutes européennes (deux françaises, une allemande et une irlandaise). Les États membres ont également veillé à ce que les ONG bénéficient de dérogations de la part du Comité de la résolution 1718 du Conseil de sécurité des Nations unies.

Pourtant, l'aide humanitaire européenne se situe aujourd'hui à un niveau historiquement bas en raison de la pandémie et des restrictions qui en découlent, tout le personnel humanitaire ayant quitté le pays en 2020.

Parallèlement, depuis 25 ans, l'UE collabore avec de nombreux pays de la région Indopacifique parmi les plus touchés par les catastrophes naturelles ou d'origine humaine en matière de prévention et de gestion des risques, notamment l’Afghanistan, le Pakistan, l’Iran et le Myanmar. Au Viêt Nam, par exemple, les interventions d'aide humanitaire financées par l'UE comprennent la mise au point de systèmes permettant une réaction rapide sur la base des prévisions météorologiques et des risques.

Signataire du Cadre d'action de Sendai pour la réduction des risques (2015-2030), l'UE veille désormais à ce que la prévention et la préparation aux catastrophes soient systématiquement intégrées dans tous les secteurs dans les programmes et projets d'aide humanitaire.

Nous pensons que les Européens devraient présenter une initiative pour aider et soutenir la mise en place d'un mécanisme plus efficace de prévention, de préparation et de réaction en cas de catastrophes naturelles, dont les inondations et les sécheresses, en Corée du Nord.

Cette initiative ne serait pas politisée, ne devrait pas faire l'objet d'une publicité excessive et nécessiterait une planification et une coordination entre les trois Etats membres ayant la plus grande influence sur la Corée du Nord, mais aussi les approches politiques les plus divergentes vis-à-vis de ce pays.

Puisque Paris est souvent caricaturé comme pro-sanctions et Stockholm comme pro-engagement, des perceptions biaisées mais persistantes, un nouveau format de coopération E3 sur la Corée du Nord rassemblant la France, l'Allemagne et la Suède permettrait de lancer une initiative solide tout en permettant de créer le consensus nécessaire au sein des 27 Etats membres. Les approches de ces trois pays sont largement complémentaires, et ils ont déjà fourni collectivement autant d'aide humanitaire à la Corée du Nord que l'Union européenne dans son ensemble au cours de la dernière décennie.

La France est le seul membre permanent du Conseil de sécurité des Nations unies, et un pays clé dans l'adoption et la mise en œuvre de sanctions internationales et autonomes à l'encontre de la Corée du Nord. Elle dispose également d’un bureau de coopération à Pyongyang dont les missions se concentrent sur l'aide humanitaire et la coopération culturelle, notamment par le biais de deux ONG françaises : Triangle Génération Humanitaire et Première Urgence.

L'Allemagne, y compris ses fondations politiques, est très active dans le pays par le biais de programmes de renforcement des capacités. La Hanns-Seidel Foundation, affiliée à l'Union sociale chrétienne de Bavière (CSU), mène des projets dans le pays depuis plus de vingt ans, par exemple une récente initiative visant à renforcer les capacités techniques de l'Institut de recherche sur la gestion des forêts nord-coréennesSELIGER Bernhard, Greening North Korea – An opportunity for the GCF?, Green Climate Fund, December 7, 2020..

La Suède, seul pays de l'UE à disposer d'un envoyé spécial pour la péninsule coréenne, a joué un rôle clé dans la facilitation du dialogue avec la Corée du Nord, notamment entre Washington et Pyongyang. Elle est le plus grand fournisseur d'aide humanitaire à la RPDC au sein de l'UE et reste l'un des plus fervents partisans de la facilitation des exemptions humanitaires et de l'atténuation des conséquences involontaires des sanctions.

Concrètement, cette initiative viserait d'abord à présenter le mécanisme national de prévention, de préparation, et de réaction en cas de catastrophe naturelle de certains États membres, tout en partageant les expériences respectives grâce à des interactions en ligne. L'UE pourrait proposer des enseignements et présenter les meilleures pratiques de son mécanisme de protection civile de l'UE ainsi que les activités de son Centre de connaissances de l'UE sur la gestion des risques de catastrophes, créé en 2019.

Dans un second temps, et lorsque les conditions sanitaires le permettront, des projets pourraient être soutenus par l'UE et les Etats membres sur le terrain par le biais d'ONG européennes présentes dans le pays, et des formations professionnelles en Europe ainsi qu'en Corée du Nord pourraient être organisées.

Cette initiative de renforcement des capacités nord-coréennes pourrait commencer rapidement, avant même la réouverture des frontières, en utilisant les capacités de vidéoconférence récemment installées à Pyongyang, ce qui permettrait aux fonctionnaires – par exemple ceux du ministère de la Protection des terres et de l'Environnement – d'y participer.

L'Union européenne et les États membres ont l’opportunité d'adopter une stratégie plus proactive à l'égard de la Corée du Nord, comme l'un d'entre nous l'a préconisé début 2020BONDAZ Antoine, “From critical engagement to credible commitments: a renewed EU strategy for the North Korean proliferation crisis”, EU Non-Proliferation and Disarmament Paper, No. 67, EU Consortium on non-proliferation and disarmament, February 2020, et de contribuer à l'amélioration des conditions de vie de la population nord-coréenne.

Alors que les impacts du changement climatique continuent de croître et que la communauté internationale appelle à une coopération internationale accrue dans le sillage de la Conférence des Nations unies sur le changement climatique (COP26) de 2021, une telle initiative européenne répondrait tant à une priorité nord-coréenne qu’à une préoccupation mondiale.