Vers le redéploiement d’armes nucléaires tactiques en Corée du Sud ?
Observatoire de la dissuasion n°48
Emmanuelle Maitre,
novembre 2017
Alors que le président Trump a effectué début novembre une visite très scrutée au Japon et en Corée du Sud, annoncée comme le signe de la détermination de l’administration américaine à s’opposer au programme balistique et nucléaire nord-coréenSteve Holland, Matt Spetalnick et Christine Kim, « At North Korea's doorstep, Trump warns of U.S. power while also striking conciliatory note », Reuters, 6 novembre 2017., la manière la plus efficace de dissuader Pyongyang reste un sujet de débat de part et d’autre du Pacifique. En particulier, des questions se posent sur l’opportunité politique et stratégique de déployer à nouveaux des armes nucléaires de manière permanente sur le territoire sud-coréen.
Du côté de Séoul, les effets d’annonce ont repris en août 2017 puisque la presse a indiqué que le Ministre de la Défense Song avait évoqué la question du déploiement d’armes tactiques en Corée du Sud avec son homologue Mattis. Dans des déclarations ultérieures, il a confirmé qu’il avait alors fait savoir au Secrétaire à la Défense que cette question était à l’étude à Séoul et qu’elle correspondait au souhait de nombreux parlementaires. Suite à ces déclarations, le Président Moon a affirmé sans ambiguïté son opposition à une telle option, ce qui n’a pas empêché le débat de se nourrir avec une prise de partie claire du leader du principal parti d’opposition, le parti libéral, en faveur de ce déploiement. Ainsi, le parti libéral a organisé le 15 septembre 2017 une manifestation à Daegu pour réclamer des armes tactiques américaines, indiquant que la sortie par la Corée du Sud du TNP et la construction d’une force nucléaire nationale était également une option possible. Ces déclarations ont été fermement condamnées par le parti au pouvoir, mais sont vraisemblablement un moyen retenu par l’opposition pour se racheter aux yeux de l’opinion publique sud-coréenne en surfant sur des thématiques populairesHyunmin Michael Kang, « South Korea’s Heated Debate Over the Possibility of Tactical Nukes », The Diplomat, 22 septembre 2017.. De fait, 68% des sud-coréens souhaiteraient la réintroduction d’armes tactiques sur leur territoire national, et 60% seraient même en faveur de l’acquisition d’une capacité nucléaire propreMichelle Ye Hee Lee, « More than ever, South Koreans want their own nuclear weapons », The Washington Post, 13 septembre 2017..
Aux Etats-Unis, la proposition connaît également un regain, avec des prises de position au niveau politique (John McCain par exempleEli Watkins, « John McCain: North Korea must know price for aggression is 'extinction' », CNN, 10 septembre 2017.) et académique (John HarveyJohn Harvey, Debate: U.S. Nuclear Weapon Modernization, CSIS, 29 juin 2017., Joseph BoscoJoseph Bosco, « Reagan and the Case for Tacti-cal Nukes in South Korea », The Diplomat, 2 novembre 2017., …). A l’heure de la réalisation de la nouvelle Nuclear Posture Review, elle ne serait pas exclue par l’administration TrumpCarol E. Lee et Courtney Kube, « Trump Team Prepping Aggressive Options for North Korea », NBC News, 8 septembre 2017..
Les bases aériennes sud-coréennes ont été les hôtes pendant plus de trois décennies des armes tactiques américaines. En effet, les premières armes ont été stationnées dès 1958, et à la fin des années 1960s, huit catégories d’armes étaient déployées sur le sol sud-coréen, pour la plupart de faible puissance et portée. A cette époque, l’arsenal comptait environs 950 têtesHans Kristensen et Robert Norris, « A history of US nuclear weapons in South Korea », Nuclear Notebook, Bulletin of the Atomic Scientist, vol. 73, n°6, 2017.. Il avait pour fonction principal de dissuader la Corée du Nord de reconduire une invasion de son voisin du Sud. Il pouvait en effet arrêter grâce à des frappes de théâtre des attaques venues du Nord mais avant tout dissuader par les dommages occasionnés ce genre d’initiative. De manière plus large et en complément des forces stratégiques américaines, il visait à inclure sous le parapluie nucléaire la Corée du Sud contre Moscou. Dans les années 1970, des soucis de sécurité ont été à l’origine d’une réduction du nombre d’armes autour de 200-300 lors de la décennie suivante puis environ 100 à l’époque de leur retrait vers 1990.
Le 27 septembre 1991, le Président George H. Bush a annoncé l’élimination de l’ensemble des missiles nucléaires tactiques américains (missiles de courte portée et artillerie), un discours tourné vers les relations américano-russes mais concernant incidemment la Corée. De fait, les 100 armes restant (obus d’artillerie de 155 mn et bombes B61) furent toutes retirées avant la fin de l’année 1991. Cette décision était avant tout liée à la chute de l’Union soviétique, qui ne semblait plus devoir être une menace en Asie, et le bouleversement global de l’ordre international qui laissait les Etats-Unis et leurs alliés en posture largement dominatriceAmy Woolf et Emma Chanlett-Avery, « Redeploying U.S. Nuclear Weapons to South Korea: Background and Implications in Brief », Congressional Research Service, 14 septembre 2017.. Pour autant, les considérations locales n’étaient pas exclues et ont été utilisées, y compris a posteriori pour expliquer le retrait. Ainsi, outre l’affirmation par les Etats-Unis que ses armes stratégiques et conventionnelles étaient suffisantes pour défendre le Sud, des diplomates avaient indiqué à l’époque que le retrait pourrait convaincre Pyongyang d’accepter des inspections internationales de ses installations nucléairesDavid Rosenbaum, « U.S. to Pull A-Bombs From South Korea », The New York Time, 20 octobre 1991.. Cet espoir aurait même convaincu Séoul et Washington d’accélérer le processus de retrait. Bien que la corrélation ait été officiellement niée par la Corée du Nord, la période correspond à une embellie sur la péninsule puisque en janvier 1992, le pays s’est engagé auprès de l’AIEA à autoriser les inspectionsHans Kristensen et Robert Norris, op. cit..
Pour autant et comme noté d’ailleurs à l’époque par les nord-coréens, le démantèlement ne signalait aucunement la fin du parapluie nucléaire américain sur la Corée du Sud, qui reposait avant tout sur les capacités stratégiques américaines et en particulier des chasseurs-bombardiers à double capacité, des bombardiers stratégiques et des SNLE patrouillant dans le Pacifique. Cette composante de la dissuasion élargie était déjà visible avant 1991, avec des visites de SNLE au port de Pusan jusqu’en 1981 et le déploiement régulier de B-2 et B-52 à Guam. Elle l’est toujours avec une visite très commentée d’un SNLE à Guam en octobre 2016 et le survol régulier de la péninsule par des bombardiers stratégiques, notamment en réponse à des tirs de missiles nord-coréens.
La question de la réintroduction d’armes nucléaires sur le territoire sud-coréen pose plusieurs questions. Tout d’abord, il s’agit de savoir s’il s’agit d’une nécessité militaire pour répondre à la menace nord-coréenne. De ce point, de vue, la réponse semble être plutôt négative, puisque les arguments utilisés en faveur du redéploiement font peu référence à des capacités militaires, mis à part l’accélération légère d’une riposte face à une attaque. Deux options seraient envisageables dans le moyen terme. Tout d’abord, des bombes B-61 pourraient faire leur retour sur la péninsule, assorties à une flotte de F-35. Cela nécessiterait de construire des infrastructures coûteuses pour garantir la sécurité des armes et le bon fonctionnement du système, ainsi que la formation du personnel manipulant les armes et les avions. Le choix alternatif est encore plus complexe puisqu’il impliquerait de produire à nouveau des missiles terrestres nucléaires de courte portée, un programme complètement neuf, nécessitant de nouveaux vecteurs et têtes, et relativement improbable à l’heure actuelle. De manière moins ambitieuse et plus réaliste, des missiles TLAM-N pourraient être réintégrés sur les sous-marins nucléaires d’attaque évoluant dans le PacifiqueAmy Woolf et Emma Chanlett-Avery, op. cit..
Si la plus-value militaire de ces options n’est pas avérée, le risque semble en revanche plus clairement défini. En termes de sécurité, stationner des armes nucléaires à 80 ou 200 km maximum de la frontière (emplacements des bases aériennes susceptibles d’être utilisées), particulièrement agitée, entre les deux Corées, les mettrait dans une situation de danger inédite. De fait, en période de crise, les Etats-Unis pourraient être amenés à évacuer ces armes pour les protéger, acte qui pourrait être interpréter comme un signe d’intensification et conduire à une attaque nord-coréenne. Les bunkers accueillant les B61, dans l’option la plus probable, serait en effet des cibles faciles de premier choix qui pourraient justifier une action préemptive. Leur protection nécessiterait des ressources humaines et des batteries de THAAD additionnelles, ressources qui devraient être amputées des forces de défense américano-coréennes. Dans le pire des cas, la peur de perdre ces armes pourrait conduire à un raisonnement de type « use it or loose it » du commandement américain, sans offrir d’options de frappe essentiellesBruce Klingner, « The Case Against Nukes in South Korea », The Diplomat, 17 octobre 2017..
La question du redéploiement serait donc davantage justifiée d’un point de vue politique. En termes de réassurance à l’égard de Séoul, ce geste serait un signe visible de l’engagement américain à défendre son allié. Du point de vue de la dissuasion, il s’agirait de de montrer clairement la résolution américaine et son opposition au programme nucléaire et balistique nord-coréen, et de disposer d’un « élément de marchandage » dans d’éventuelles négociations.
Le risque serait cependant de légitimer le programme nucléaire nord-coréen en accréditant l’idée d’une alliance américano-coréenne menaçante aux portes du régime. De plus, une telle action pourrait faire douter de la solidité et de l’adéquation des forces stratégiques à dissuader le régime, alors que Pyongyang a toujours laissé entendre que l’arsenal nucléaire américain dans son ensemble était une menace pour sa sécurité, et non pas seulement les armes déployées sur la péninsuleRalph Cossa, « US Nuclear Weapons to South Korea? », 38th North, 31 juillet 2011.. Par ailleurs, il pourrait saper la légitimité américaine à exiger la dénucléarisation de la péninsule coréenne tout en générant de nouvelles provocations au Nord. Par ailleurs, le retour des B61 pourrait décrédibiliser la dissuasion conventionnelle censée lutter contre une invasion nord-coréenne, aux yeux des adversaires mais surtout aux yeux des alliés américains dans la régionToby Dalton et Jon Wolfsthal, « Seven Reasons Why Putting U.S. Nukes Back in South Korea Is a Terrible Idea », Foreign Policy, 11 octobre 2017..
Pourrait-il en revanche représenter un désagrément tel qu’il pourrait convaincre la Chine de faire davantage pour lutter contre le programme ? Cette idée semble davantage fondée et s’inspire de l’expérience de la guerre froide et la double décision de Ronald ReaganJoseph Bosco, « Reagan and the Case for Tactical Nukes in South Korea », The Diplomat, 2 novembre 2017.. Elle s’appuie également sur l’analyse réalisée par certains selon laquelle les pressions et les menaces du Président Trump sont enfin parvenues à convaincre Beijing de la nécessité d’agirKenneth Weinstein, « Trump Brings a New Seriousness With Him to Asia », The Hudson Institute, 6 novembre 2017.. Pour autant, une réaction positive de la Chine à de nouveaux déploiements est un pari incertain. En effet, les expériences passées, en particulier celle du THAAD dans la région, laissent à penser que les autorités chinoises seraient plus promptes à renforcer leurs propres capacités militaires qu’à s’opposer à la politique nord-coréenne. Beijing s’inquièterait en effet – probablement sincèrement – d’une nouvelle tentative américaine d’imposer sa domination dans la région, cette fois-ci à l’aide d’armes offensives, et d’affaiblir ses propres capacités de riposte (Beijing et certains sites de la Force de Missiles de l’APL pouvant être couverts par des armes nucléaires stationnées en Corée). Par ailleurs, la réintroduction d’armes tactiques pourrait être perçue comme le signe que les Etats-Unis envisagent un emploi non-stratégique des armes nucléaires dans la région et entraîner le développement d’armes tactiques en ChineDavid Santoro, « Deterring North Korea: the Next Nuclear-tailoring Agenda », War on Rocks, 8 août 2017..
Outre accélérer le renforcement de l’arsenal chinois (et potentiellement celui de la Russie également très critique des déploiements américains dans l’Est asiatique), cette stratégie pourrait même être contre-productive en poussant la Chine à soutenir davantage PyongyangAmy Woolf et Emma Chanlett-Avery, op. cit.. Enfin, il serait sans doute très nuisible pour la Corée du Sud qui devrait s’attendre à être visée par des mesures de représailles dans le domaine commercial et une détérioration de ses relations avec la Chine, déjà observée dans l’affaire du THAADEmil Dall et Cristina Varriale, « ROKing the Boat: US Nuclear Weapons in South Korea? », Royal United Services Institute, Commentary, 22 août 2017..
Au vu des inconvénients à revenir sur la décision de 1991, l’appel à un redéploiement serait-il un signal politique convenu de la part de Séoul pour exiger davantage de gestes (politiques et conventionnels) de réassurance de son allié américain ? Le débat est en effet récurrent, souvent en période de crise sur la péninsule, et a par exemple déjà eu lieu en 2011 lorsque des médias sud-coréens avaient rapporté des propos de Gary Samore (alors conseiller à la Maison Blanche sur les questions de prolifération) qui aurait indiqué que les Etats-Unis étaient prêts à satisfaire la Corée du Sud si celle-ci requérait des armes nucléaires tactiques sur son territoire, une information ensuite démentie par la Maison BlancheDaniel Dembey, « US Rules Out Nuclear Redeployment in S Korea », Financial Times, 1er mars 2011.. Il est également très lié aux débats politiques internes à la Corée du Sud, où la volonté d’apparaître comme ferme peut pousser les leaders politiques à s’exprimer à ce sujet de manière plus démagogique que sécuritaire. Cela est d’autant plus le cas que les agissements récents de Pyongyang ont renforcé le sentiment de frustration qui prévaut au sein de la population du pays, consternée par l’apparente passivité des différents gouvernements au pouvoir et leur incapacité à obtenir un changement de politique en Corée du Nord mais aussi en ChineRalph Cossa, op. cit..
De fait, la question de l’opinion publique sud-coréenne est assez complexe car les sondages d’opinion ont pu fluctuer ces dernières années. De plus, la majorité qui se dégage désormais en faveur du déploiement (voire du développement) d’armes nucléaires est marquée à la droite de l’échiquier politique nationalToby Dalton, Byun Sunggee et Lee Sang Tae, « South Korea Debates Nuclear Options », Carnegie Endowment for International Peace, 27 avril 2016.. Si un tel projet était approuvé, il faudrait donc s’attendre à une opposition forte venue de la gauche, des manifestations populaires et surtout de fortes réactions des communautés locales près desquelles les armes pourraient être stationnées. Le risque serait donc avant tout de fracturer profondément la société sud-coréenne et de faire resurgir les vagues d’antiaméricanisme perçues lors de l’administration de George W. BushRalph Cossa, op. cit.. Enfin, cette opposition pourrait également s’appuyer sur l’activisme antinucléaire (civil), qui s’était traduit par une promesse de campagne du désormais Président Moon en faveur du gel du développement de nouveaux réacteurs nucléairesChoe Sang-Hun, « South Korea Will Resume Reactor Work, Defying Nuclear Opponents », The New York Times, 20 octobre 2017..
Le débat risque donc de se poursuivre du côté de Séoul, mais aussi à Washington, sans que l’on puisse s’attendre à un revirement majeur dans le court terme. Ainsi, en octobre 2017, le secrétaire à la Défense Mattis a indiqué que l’objectif des Etats-Unis restait la dénucléarisation de la péninsule et qu’il n’avait pas évoqué la question des armes nucléaires tactiques avec son homologue lors de leur rencontreJoint News Conference with Secretary Mattis and South Korean Defense Minister Song Young-moo in Seoul, South Korea, Transcript, Department of Defense, 27 octobre 2017.. De fait, si la proposition semble bien avoir fait partie des options possibles présentées par le National Security Council au Président lors de la revue de la stratégie américaine à l’égard du régime en début d’année, elle ne semble pas avoir été retenue de manière prioritaire et n’aurait pas reçu le soutien des leaders de l’Air ForceWilliam M. Arkin, Cynthia McFadden, Kevin Monahan et Robert Windrem, « Trump’s Options for North Korea Include Placing Nukes in South Korea », NBC News, 7 avril 2017..
Vers le redéploiement d’armes nucléaires tactiques en Corée du Sud ?
Bulletin n°48, novembre 2017