Vers la naissance d’une norme d’interdiction des armes nucléaires ?
Observatoire de la dissuasion n°68
Emmanuelle Maitre,
octobre 2019
Le 6 septembre 2019, Tom Sauer et Joelien Pretorius ont provoqué quelques réactions dans le Bulletin of Atomic Scientist en s’interrogeant sur la pertinence d’abandonner le TNP.Joelien Pretorium et Tom Sauer, « Is it time to ditch the NPT? », Bulletin of Atomic Scientist, 6 septembre 2019. Dans un article très commenté, les deux auteurs estiment que devant une interprétation du Traité « de mauvaise foi » par les États dotés, il y aurait peu à perdre à sortir du TNP et devenir membre du TIAN lorsque celui-ci sera en vigueur. Ils suggèrent que le remplacement du TNP par le TIAN est un phénomène logique devant être accueilli favorablement par les États « sérieux en matière de désarmement ».
Ce billet, volontairement provocateur, interroge sur la complémentarité ou compétition entre les deux normes. Ce sujet a été traité de manière plus académique dans International Affairs cet été.Laura Considine, « Contests of legitimacy and value: the Treaty on the Prohibition of Nuclear Weapons and the logic of prohibition », International Affairs, vol. 95, n°5, 2019. Dans cet article, Laura Considine, enseignant-chercheur à l’Université de Leeds, étudie dans quelle mesure le TIAN vient défier le TNP en tant que norme structurante de l’ordre nucléaire international.
À ces yeux, le développement de l’initiative humanitaire et la volonté de stigmatiser complètement les armes nucléaires et non pas leur usage et/ou leur possesseur introduisent un élément de rupture qui aurait pu venir contester la logique du TNP. Par ailleurs, la volonté de prohiber la possession d’armes nucléaires dans une logique humanitaire en les privant de leur légitimité va également dans ce sens. Néanmoins, plusieurs éléments lui semblent démontrer les insuffisances du TIAN et de ses promoteurs sur ce plan.
Tout d’abord, elle note l’opposition ferme des États possesseurs au Traité et à la logique prohibitionniste, que l’on ne retrouve pas dans les autres Traités de droit humanitaire, et ce même dans les discours des États non-signataires (ainsi, aucun État ne défend les mines antipersonnel). Deuxièmement, elle souligne qu’il y a des conflits de légitimité : entre ceux qui veulent à tout prix prohiber les armes et ceux qui veulent se concentrer dans l’immédiat dans tout ce qui peut réduire le risque d’utilisation d’une arme nucléaire.
De manière plus précise, elle rappelle les discussions ayant eu lieu lors de la négociation du Traité en 2017 sur les relations entre le TIAN et le TNP. En effet, la négociation de l’Article 18 a mis en relief les points de vue contrastés des États qui souhaitaient que le TNP apparaisse clairement comme norme essentielle et ceux qui voulaient éviter de donner l’impression que le TIAN était subordonné au TNP. L’article finalement adopté« La mise en œuvre du présent Traité est sans préjudice des obligations souscrites par les États Parties au titre d’accords internationaux actuels auxquels ils sont parties, pour autant que ces obligations soient compatibles avec le présent Traité. » a été justifié par ses principaux défenseurs comme une manière de marquer la complémentarité entre les deux traités. De fait, contrairement à leurs opposants, les diplomates en faveur du TIAN n’ont eu de cesse de rappeler l’imbrication des deux textes et d’assurer que le plus récent des deux ne venait aucunement saper la légitimité du plus ancien. Ce faisant, ils ont eux-mêmes contribué à re-légitimer un ordre qu’ils avaient précédemment critiqué, dans une prise de position que l’auteur juge potentiellement contradictoire.
Le dernier élément noté par Laura Consinine concerne l’exceptionnalisme des armes nucléaires. En effet, elle note la littérature, notamment constructiviste, qui juge que la « puissance » de l’arme nucléaire est avant tout un construit. Pour de nombreux promoteurs de l’approche prohibitionniste, c’est en remettant en cause le caractère exceptionnel de l’arme, et en la reconsidérant au même titre que les armes préalablement prohibées, que l’on peut briser leur aura et stigmatiser l’utilisation mais également la possession des armes.
Pour autant, la chercheuse remarque que le TIAN ne va pas complètement dans cette logique. D’une part, les militants ont tendance à insister sur les effets considérables et planétaires que pourrait avoir une arme nucléaire. Ils viennent donc involontairement alimenter le discours sur le caractère exceptionnel de l’arme. De l’autre, la négociation d’une clause de retrait pour la TIAN a remis en cause une part de la logique de la campagne pour l’interdiction des armes nucléaires.
En effet, plusieurs États et ONG ont estimé que le TIAN devait avoir des conditions de retrait extrêmement restrictives. Pour autant, la formule adoptée, absente des conventions de droit humanitaire les plus récentes, laisse entendre que pour des raisons de sécurité« Chaque État Partie, dans l’exercice de sa souveraineté nationale, a le droit de se retirer du présent Traité s’il décide que des événements extraordinaires en rapport avec l’objet du Traité ont compromis ses intérêts suprêmes. », un État pourrait décider de quitter le TIAN et de revendiquer la possession d’armes nucléaires. Cela contredit donc la logique d’une illégitimité de l’arme en toutes circonstances.
L’auteur conclut donc sur la difficulté pour les défenseurs du TIAN de sortir à la fois du cadre normatif du TNP et de nier l’exceptionnalisme des armes nucléaires, des efforts qui ont été visibles au lancement de la campagne par des associations militantes telles qu’ICAN, mais qui n’ont, selon son analyse, pas abouti à ce jour dans la version actuelle du TIAN, d’où les nouveaux appels à une rupture plus radicale d’avec l’ordre existant, illustrés par l’article de Tom Sauer et Joelien Pretorius.
Vers la naissance d’une norme d’interdiction des armes nucléaires ?
Bulletin n°68, septembre 2019