Le retrait américain du traité INF : une situation inconfortable pour le Japon ?
Observatoire de la dissuasion n°61
Valérie Niquet,
janvier 2019
L’ambiguïté des réactions japonaises face aux annonces américaines reflète l’inconfort de la position de Tokyo, qui a fait du désarmement nucléaire et de la dénonciation des armes de destruction massive une niche de sa politique étrangère mais est également liée aux États-Unis pour assurer sa défense. Au mois d’octobre 2018, Yoshihide Suga, Secrétaire général du gouvernement japonais, a déclaré que le Japon attachait « une grande importance au rôle historique du Traité et aux questions de contrôle des armements et du désarmement ». Le Japon « ne veut pas d’une situation où les États-Unis seraient obligés de se retirer, et espère que la situation va s’améliorer »Conférence de Presse, sur Shervin Taheran, « Select Reactions to the INF Treaty Crisis », Arms Control Now, 14 décembre 2018.. Pour Masashi Murano, chercheur au Okazaki Research Institute, la décision des États-Unis et le choix du moment ne sont pas compréhensiblesMuneyoshi Mitsuda, « US Withdrawal from the INF Treaty Leaves Japan in Precarious Diplomatic Situation », Mainichi, 23 octobre 2018.. Selon des déclarations « officieuses » de membres du ministère des Affaires étrangères, le Japon demeure favorable à un renforcement des capacités de dissuasion des États-Unis, mais constate que la décision américaine est contraire aux principes du désarmement nucléaire. Face à ce dilemme, entre respect de ses principes d’engagement en faveur du désarmement nucléaire et prise en compte des menaces, dans un contexte stratégique qualifié de tendu, le Japon choisit « d’observer avec attention », l’évolution de la situation« Trump Says US Will Leave INF Nuclear Treaty Angers Russia, China, A Bomb Survivors », Mainichi, 22 octobre 2018..
En dépit des évolutions récentes de sa politique de défense, le Japon demeure en effet dépendant des accords de défense qui le lient à Washington et de l’engagement des États-Unis en AsieValérie Niquet, « La politique de défense du Japon : nouveaux moyens, nouvelles ambitions », Defense & Industries, n°6, février 2016.. Le maintien de cet engagement, qui passe aussi par le renforcement des capacités de défense antimissiles et l’attachement au principe du parapluie nucléaire américain, demeure au cœur de la stratégie de sécurité de l’archipel. Pourtant, la décision des États-Unis met à nouveau en évidence la marginalisation du Japon dans le processus de décision de l’allié américain, comme le confirme la déclaration du Secrétaire général Suga qui « souhaite des entretiens diplomatiques avec les États-Unis ».
Pour le Japon, le poids des sentiments pacifistes dans l’opinion publique, à l’heure où le Premier ministre Shinzo Abe a l’ambition d’aboutir à une révision constitutionnelle qui « légaliserait » les forces d’autodéfense, est également un facteur important, au niveau des choix stratégiques comme à celui des enjeux de politique intérieure被曝者, victimes des bombardements atomiques, regroupés au sein de la puissante fédération des victimes des bombardements atomiques, créée en 1956.. Les responsables des deux plus importantes associations de hibakusha à Hiroshima et Nagasaki ont dénoncé la décision des États-Unis, « mauvais exemple » et nuisible à la dynamique de contrôle des armements, dont la ratification du traité d’interdiction complète des essais nucléaires par les États-Unis et la Chine« Trump Says US Will Leave INF Nuclear Treaty Angers Russia, China, A Bomb Survivors », op. cit..
Par ailleurs, le déploiement éventuel de missiles intermédiaires américains sur le territoire japonais, et notamment à Okinawa, renforcerait les oppositions déjà vives aux bases américaines. Redevenu un « porte-avions insubmersible » permettant aux États-Unis de déployer des missiles à portée intermédiaire sans mettre en danger ses propres porte-avions, le Japon, en cas de conflit, verrait son « statut » de cible potentielle renforcé. Cette perspective et intégration encore plus étroite de l’archipel au dispositif de défense du Pacifique Ouest dans le cadre de l’alliance pourraient renforcer l’opposition pacifiste à toute évolution de la politique de défense de l’archipel.
Une ouverture vers le développement des capacités de projection du Japon ?
La question des missiles intermédiaires s’insère en effet dans le débat qui a considérablement progressé au Japon depuis le retour au pouvoir de Shinzo Abe en 2012 sur l’évolution d’une politique de défense strictement défensive vers l’acquisition de nouveaux moyens, adaptés à la montée des tensions en Asie, et à la défense des îles éloignées de l’archipel, dont l’archipel des Senkaku. Dans certains cercles, dont la fondation Sasakawa pour la paix, proche du pouvoir actuel, le débat sur la production, l’acquisition et le développement en commun avec les États-Unis, ou le repositionnement de missiles de croisière capables de frapper les bases ennemies, n’a jamais cessé depuis la décision de Washington de retirer ses missiles Tomahawk nucléaires (sea launch), annoncée par Barak Obama en 2010James L. Schoff, David Song, « Five Things to Know About Japan Possible Acquisition of Strikes Capability », Carnegie Endowment for International Peace, 14 août 2017 ; Yomiuri Shimbun, 20 novembre 2017 in Joseph Trevitchik, « Japan is looking at Developing its Very Own Land Attack Capable Cruise Missiles », The Drive, 21 novembre 2017 ; Nathan Levin, op. cit.. Au mois de décembre 2018, de nouvelles lignes de conduite pour le programme de défense 2019-2024 qui doit être adopté par la chambre ont été publiées. Elles marquent une rupture importante avec les principes de très grande prudence respectés jusqu’alors. La priorité officiellement exprimée est désormais de « développer des capacités de défense effectives, qui ne soient pas de simples prolongements des capacités existantes »« Clarify intentions behind the new defense program », Japan Times, 19 décembre 2018.. Ainsi, le Japon prévoit d’acquérir des F‑35B pour équiper les « porte-hélicoptères » Izumo, reconnaissant ainsi officiellement leur qualité de « porte-avions », jusqu’alors considérés comme des systèmes offensifs interdits par la Constitution. Des investissements très importants sont également consentis dans les domaines de l’espace et du cyberespace.
Surtout, le ministère de la Défense prévoit le financement d’un programme de recherche et développement de 13,8 milliards de yens pour accélérer le déploiement, dès 2026, de missiles porteurs d’une « supersonic glide bomb » officiellement destinée à la défense des îles Senkaku à partir de bases situées sur l’île de Ishigaki au sud de l’archipel des Ryukyu« Japan Developing Supersonic Glide Bomb to Defend Senkaku Islands », Japan Times, 25 septembre 2018. Situé à Okinawa, Ishigaki est gouverné par un Maire très en pointe sur les questions de défense et favorable aux réformes prônées par le Premier ministre Abe..
Si le Traité INF concernait au premier chef les États-Unis, la Russie et l’Europe, les évolutions stratégiques majeures que l’Asie a connues depuis la fin de la Guerre froide imposent d’intégrer cette dimension nouvelle à tout débat futur sur l’évolution des négociations de contrôle des armements.
Le retrait américain du traité INF : une situation inconfortable pour le Japon ?
Bulletin n°61, janvier 2019