Nucléaire nord-coréen : un cas d’espèce de l’équilibre entre dissuasion et maîtrise des armements

Les progrès visibles et supposés des programmes nucléaire et balistique nord-coréens ces dernières années doivent conduire désormais vers des considérations de nature stratégique les réflexions sur ce qu’il convient encore d’appeler « la crise nord-coréenne ». En réalité, la longévité de cette « crise » rend le syntagme formellement impropre. Cette erreur formelle en reflète désormais une autre plus substantielle.

L’on peut en effet postuler que l’essai nucléaire le plus puissant réalisé par le régime nord-coréen à ce jour indique une capacité à produire plusieurs têtes nucléaires de 15 à 25 kilotonnes. Il faut par ailleurs coupler cette capacité à la maitrise, pour le moins, de la technologie des missiles balistiques de courte portée. L’on peut également supposer une capacité à assembler têtes et vecteurs, ce qu’avançait par exemple Siegfried Hecker récemment : « They have also demonstrated over many years that they can launch relatively short-range missiles reliably. We have to assume they can mate the warheads and the missiles so as to reach targets (…). »Elisabeth Eaves, « North Korean nuclear program can't be stopped with weapons, says Siegfried Hecker », Analysis, Bulletin of The Atomic Scientists, 15 Mai 2017. Dans ce cas, la Corée du Sud ainsi qu’une grande partie du Japon peuvent être dits vulnérables à une attaque nucléaire nord-coréenne potentiellement similaire à celles qui détruisirent Hiroshima et Nagasaki en leur temps, n’était le bâti des villes qui n’offre plus aux chocs thermiques la vulnérabilité des constructions de bois traditionnelles du début du XXe siècle en Asie.

Si l’on considère sérieusement une telle hypothèse, la question de la crise nucléaire nord-coréenne n’est plus tant celle des freins que la communauté internationale peut apporter à la conduite des programmes proliférants de Pyongyang que celle de l’adaptation des outils de sécurité et de défense des Etats qui se considèrent en danger à l’arsenal en cours de constitution par une puissance régionale hostile. En réalité les deux enjeux doivent être traités de front : dans la mesure où les programmes nucléaire et balistique nord-coréens ne sont pas encore aboutis, une marge de manœuvre demeure pour ralentir les progrès de mise en œuvre tout en trouvant une issue qui permette d’inverser ou de geler la dynamique en cours.

Pour les Etats occidentaux (notamment Etats européens et Etats-Unis), la question stratégique nord-coréenne s’exacerbera lorsque preuve sera faite de la maîtrise par le régime des technologies de missiles de moyenne et de longue portées. L’examen de cette question doit donc être anticipé du fait de l’échec et/ou de la lenteur à mettre en œuvre des solutions de négociations diplomatiques et de sanctions pour inverser les programmes de production d’armes de destruction massive par Pyongyang.

Plusieurs éléments permettent d’affirmer qu’une réflexion officielle sur la place de l’arsenal nucléaire dans l’outil de défense nord-coréen est à l’œuvre même s’il est trop tôt pour parler de la constitution d’une doctrine nucléaire au sens propre. L’on sait que la Corée du Nord a modifié sa Constitution pour y inscrire sa qualité d’Etat « doté de l’arme nucléaire » (avril 2012). L’idée selon laquelle les programmes nucléaire et balistique du régime ont été conçus comme monnaie d’échange sur la scène internationale est progressivement abandonnée par l’analyse, y compris à Washington au profit des notions de survie du régime et de volonté de dialogue stratégique avec les Etats-Unis dans le cadre de l’avenir de la péninsule.

Pour le moment, l’on voit mal quelles circonstances pourraient conduire Kim Jong-un à déclencher une attaque nucléaire délibérée contre l’un de ses voisins ou contre des forces américaines stationnées dans la région. Mais la mauvaise connaissance que l’on a des processus de décision à Pyongyang, ou des personnels qui dirigent les forces stratégiques, ou encore du leader lui-même rend envisageables les risques d’emploi par erreur de calcul ou du fait d’une perception erronée ou désespérée de l’environnement stratégique par exemple.

Par ailleurs, l’on ne sait pas dans quelle mesure ni de quelle manière la possession de l’arme nucléaire par le régime nord-coréen changera sa politique étrangère et de sécurité. Une forme de « sanctuarisation agressive » du régime à l’intérieur comme à l’extérieur des frontières est envisageable, dont pourrait pâtir la Corée du Sud au premier chef via une multiplication des provocations « conventionnelles » sous couvert d’un arsenal nucléaire réputé opérationnel. Ce scénario est souvent mis en avant par l’analyse en considérant, toutes choses égales par ailleurs, que cette forme de coercition nucléaire est un risque établi dont le comportement russe en Ukraine en 2014 offre la meilleure des illustrations. En réalité, un tel cas de figure n’est pas certain : elle-même sous couvert du parapluie nucléaire américain, la Corée du Sud pourrait encore répondre aux marques d’agressivité du régime nordiste, une attaque nucléaire de la part de Pyongyang contre un allié des Etats-Unis étant hautement risquée pour la survie du régime. La coercition nucléaire n’est pas une donnée intangible des relations internationales depuis 1945. A contrario, un autre scénario envisageable est de voir le régime communiste chercher à se comporter à l’avenir avec la retenue d’une puissance nucléaire pour forcer sa place nouvellement acquise sur la planète nucléaire et garantir son statut avant d’entamer un processus de paix et de réunification selon des termes avantageux. Certains éléments de rhétorique officielle récents illustrent une telle volonté de se hisser au rang de puissance nucléaire responsable. L’on peut s’en moquer ou bien considérer qu’il s’agit d’un message à prendre au sérieux.

En tout état de cause, la perception réciproque de seuils et lignes rouges à ne pas franchir entre les deux Etats coréens rendrait très instable la sécurité régionale en l’absence de canaux de communication, mesures de confiance et mesures de sécurité. Dans ces conditions, la situation dans la péninsule risque d’offrir bientôt un cas d’espèce de l’équilibre historique entre dissuasion et maîtrise des armements, notion ici conçue au sens large comme l’ensemble des moyens susceptibles de faire diminuer le volume de la violence dans les affaires internationales.

En somme, l’on peut sérieusement se demander s’il n’est pas temps pour les Etats-Unis et leurs principaux alliés régionaux de s’en tenir au renforcement de la dissuasion élargie dont bénéficient la République de Corée et le Japon ainsi que d’initier la négociation de mesures de confiance et de sécurité avec la Corée du Nord. Un tel objectif permettrait de prévenir une escalade régionale, de tarir les débats à Séoul et à Tokyo sur le lancement de programmes nucléaires militaires nationaux, de maintenir le statu quo en l’aménageant : oui, la Corée du Nord peut être considérée comme Etat possesseur d’armes nucléaires en dehors du TNP en échange d’un moratoire sur les essais nucléaires accompagné d’un statut d’observateur au sein de l’OTICE, d’une retenue en matière d’essais balistiques, d’une adhésion au Code de conduite de La Haye sur la prolifération des missiles, d’une adoption progressive des principaux outils du régime mondial de non-prolifération des ADM ainsi que des instruments de portée juridique, politique et technique en matière de sûreté et de sécurité nucléaires. Des mesures de confiance et de sécurité spécifiques seraient également négociées avec le Japon et la Corée du Sud sous le parrainage des Etats-Unis et de la Chine. Ces mesures encadreraient réciproquement l’installation des systèmes stratégiques défensifs voire offensifs américains sur les territoires alliés dans le cadre d’une politique de réassurance ouverte et assumée. La dénucléarisation de la péninsule conserverait dans ce schéma le statut d’un horizon à atteindre.

Naturellement, l’on conçoit qu’une telle approche paraisse iconoclaste à l’heure où seul le renforcement des sanctions est envisagé pour continuer d’isoler le régime nord-coréen et le contraindre à revenir à une posture de négociation dans le cadre d’un objectif intangible de dénucléarisation. Pourtant, maîtrise des armements et dissuasion composent de manière complémentaire une dynamique qui a vocation à fonctionner dans des contextes d’hostilité ouverte exacerbée telle que celui qui présida au lancement de l’« arms control » bilatéral stratégique américano-soviétique au tournant des années 1950.

La scène stratégique coréenne continuera d’évoluer dans les décennies à venir selon des variables multiples endogènes et exogènes, politiques, économiques, stratégiques, géopolitiques, sociales. Il s’agit pour l’instant de geler une situation potentiellement explosive en l’absence de toute mesure de maîtrise des armements, de toute doctrine de dissuasion constituée par Pyongyang, d’une dissuasion américaine élargie dont les opinions japonaise et sud-coréenne doutent. Certes, dissuasion et maîtrise des armements sont des disciplines qui impliquent la reconnaissance mutuelle d’un armement stratégique. Toute la question est de savoir si une telle concession de statut faite au régime nord-coréen est un prix exorbitant pour garantir l’équilibre régional. Ça se discute.

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Nucléaire nord-coréen : un cas d’espèce de l’équilibre entre dissuasion et maîtrise des armements

Benjamin Hautecouverture

Bulletin n°43, mai 2017



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