La NPR 2018 et la Chine

La NPR de l’administration Trump constitue une rupture par rapport aux éditions précédentes sous plusieurs aspects. Elle prévoit en effet un rôle accru pour les armes nucléaires dans la doctrine militaire américaine, le développement de nouvelles armes à faible énergie (et en particulier une variante du SLBM de faible puissance) mais également l’omission d’une formulation de 2010 qui appelait à préserver la stabilité stratégique avec la Chine.

Sans surprise, ce dernier élément a provoqué des réponses virulentes de la part des médias nationaux chinois, du gouvernement et même des internautes« 中国国防部称坚决反对美国核态势审议报告 中方奉行防御性国防政策 », Reuters, 4 février 2018.. Des analyses robustes ont déjà été publiées, sous l’angle américainVipin Narang, « The Discrimination Problem, Why Putting Low-Yield Nuclear Weapons on Submarines is So Dangerous », War On the Rocks, 8 février 2018. et sous l’angle russeOlga Oliger et Andrey Baklitskiy, « The Nuclear Posture Review and Russia’s ‘de-escalation’: A Dangerous Solution to a Non-Existent Problem », War On the Rocks, 20 février 2018., au sujet du SLBM de faible puissance et des justifications avancées par l’administration Trump pour le défendre.

D’un point de vue chinois, on peut penser que la NPR a tenté, sans succès, de trouver un équilibre entre une volonté d’une part de signaler à la Chine que l’option « faible-puissance » est avant tout destinée à contrer une éventuelle doctrine russe (« escalate-to-de-escalate ») ; et de l’autre, un choix d’attribuer à la Chine une stratégie de frappe limitée qui justifierait le développement d’options de réponse graduées.

Par ailleurs, une analyse des réponses chinoises issues de différentes sources révèle que la NPR a été utilisée par une minorité bruyante pour réclamer le développement par Pékin d’une capacité de frappe de faible puissance. Ces voix minoritaires ont été rapidement dénoncées par les partisans plus modérés de l’establishment, qui semblent avoir eu le dernier mot.

Cet article propose quelques conclusions d’ordre politique, et démontre que la préservation de la posture chinoise actuelle ne devrait pas être considérée comme acquise. Enfin, il souligne un problème unique de discrimination entre utilisation conventionnelle et utilisation nucléaire du DF‑26, problème qui sera exacerbé si des SLBM américains de faible puissance sont déployés dans le Pacifique.

Amalgame entre frappe limitée et frappe de théâtre

L’accusation selon laquelle la Chine pourrait « conclure par erreur qu’elle pourrait tirer parti de l’usage limité de ses capacités nucléaires de théâtre, ou que l’utilisation d’armes nucléaires, quelles qu’elles soient, est acceptable » ne trouve pas de fondement dans les documents doctrinaux publiés chinois tels que la Science of Military Strategy de 2013 (SMS)Disponible sur le site de la Federation of Atomic Scientists ou dans les capacités chinoises déployées.

Les auteurs de la SMS de 2013 ne recommandent pas l’adoption d’une posture de warfighting nucléaire, et malgré la suggestion de s’orienter vers une posture de launch-on-warning, cette dernière considère bien l’utilisation d’armes nucléaires comme un acte stratégique.

Techniquement parlant, la Chine ne possède pas de têtes de faible puissance, et leur développement requerrait probablement de nouveaux essais nucléaires. Il n’existe en réalité pas de définition de ce que constitue une tête de faible puissance. Pour rappel, la version nucléaire du Tomahawk, retiré du service, avait une puissance oscillant entre 5 et 150 tonnes, et pesait 130 kg. En comparaison, la tête nucléaire chinoise la plus petite actuellement en service aurait une puissance estimée à 200‑300 kT et pèserait 500 kgDavid Logan, « Hard constraints on a Chinese nuclear breakout », The Nonproliferation Review, vol. 24, n°1‑2, octobre 2017, p. 6.. De fait, l’histoire des essais nucléaires chinois, et notamment le faible nombre d’essais de têtes de faible énergie, semble indiquer que les ingénieurs chinois ont renoncé pour l’instant à développer des armes de ce typeJeffrey Lewis, Paper Tigers: China’s Nuclear Posture, IISS, 2014, p. 69..

Pour résumer, la nouvelle NPR associe un scénario de frappe de théâtre, pour lequel la Chine est plutôt bien équipée avec des missiles à double capacité tels que le DF‑26, avec un scénario de frappe limitée à faible puissance. De manière inquiétante, un rapport du Congressional Research Service (CRS) publié peu de temps après la NPR répercute cette confusion en affirmant que « la Chine possède également des armes nucléaires avec des portées et des missions qui pourraient être considérées comme non-stratégiques »Amy Woolf, Nonstrategic Nuclear Weapons, CRS Reports, RL32572, Congressional Research Service, 13 février 2018, p. 29..

Réponses chinoises : soutien à la doctrine des représailles assurées

Quelle a été la réaction chinoise à la NPR ? A-t-elle créé une prophétie auto-réalisatrice, utilisée par la ligne dure de la PLA comme une opportunité pour demander le développement par la Chine de sa propre capacité de faible puissance ?

Les réactions des partisans de la ligne dure étaient déjà perceptibles en réponse à la version fuitée de la NPR, avec un éditorial du Global Times publié le 9 janvier 2018 selon lequel le programme de modernisation proposé par les États-Unis « rendait la stratégie chinoise de ‘représailles minimales’ insuffisantes »« 社评:美国加强核优势,中国不可等闲视之 », Global Times, 9 janvier 2018.. Bien que radicale, une telle formule n’est pas surprenante venant du Global Times connu pour sa ligne « dure ».

Après la sortie de la NPR, le Global Times a publié deux articles le 5 février 2018, estimant tous deux que la Chine devrait « sérieusement envisager le développement de capacités de faible puissance »« 环球时报:美国大玩核火早晚烧到自己眉毛 », Global Times, 5 février 2018, « 美国要降低核武器使用门槛 中国应做这四件事回应 », Global Times, 5 février 2018.. Un des articles indiquait relayer l’avis d’un « expert militaire anonyme »« 美国要降低核武器使用门槛 中国应做这四件事回应 », Global Times, 5 février 2018., l’autre étant un éditorial. De plus, le rédacteur en chef du Global Times a publié une vidéo très partagée sur Weibo commentant la NPR et proposant une recommandation similaireXijin Hu, « 美国要降低使用核武器的门槛,这很严重 », Weibo Post, 5 février 2018.. De fait, il semble que l’équipe éditoriale du journal a largement poussé pour une telle proposition dans les jours suivant la sortie de la NPR.

Cependant, la réaction a été rapide et ferme. Dès le 7 février 2018, Xinhua a publié un article de Lu Yin (鹿音), professeur à la National Defense University. Il y réaffirmait la posture chinoise de représailles assurées, et se prononçant contre l’adoption d’une logique rendant « l’utilisation des armes nucléaires plus probable »Yin Lu, « 面对美国新核态势审议 中国更应保持政策与力量自信 », Xinhua, 7 février 2018..

De manière encore plus explicite, un article publié le 14 février 2018 dans le China Youth Post – une publication étatique n’étant pas connue comme modérée – a directement critiqué un des éditoriaux du Global TimesMaodong Cui, « 美国新版《核态势评估》报告出台 中国应如何回应 », China Youth Post, 14 février 2018.. L’auteur, Cui Maodong (崔茂东), est chercheur au Strategic Research Center de l’Académie chinoise d’ingénierie. Citant le texte, l’auteur a affirmé que la Chine devait rejeter « sans équivoque » ce type de proposition et a réaffirmé les tenants de la doctrine actuelle. Il a même évoqué en se moquant « l’expert militaire anonyme » et a jugé que « la logique d’une stratégie de guerre nucléaire… ne tient pas debout ».

Finalement, le Global Times lui-même a publié un article le 14 février 2018 écrit par un « observateur des relations internationales » qui a « explicité » la NPR, en estimant que la Chine était « largement » en mesure de répondre à la modernisation américaine, et en réaffirmant la doctrine en vigueur, mettant en garde contre tout « début de course aux armements »Sheng Li, « 美国新版《核态势审议报告》解读 », Global Times, 14 février 2018..

Une réponse plus officielle est intervenue le 1er mars 2018, dans une série d’articles parus dans le PLA Daily. Ces articles alertaient contre les risques des armes à faible énergie, qui pourraient « rendre flou le « pare-feu (防火墙) » entre conflit conventionnel et nucléaire », et critiquaient la NPR pour faire renaître « la mentalité de la Guerre froide ». Cette réponse était attendue, mais de manière plus étonnante, aucun de ces articles ne répondait à l’accusation selon laquelle la Chine chercherait à donner à ses armes nucléaires une « capacité de théâtre limitée », ou n’appelait Pékin à se doter également d’armes à faible énergie. Zhao Xiaozhuo (赵小卓), chercheur à l’Institut des études de défense sino-américaine de l’Académie des sciences militaires, est celui qui s’est le plus approché de ces propositions, en remarquant que la NPR « forcerait d’autres États nucléaires à accroître leurs investissements et ajuster leur doctrine pour préserver l’équilibre stratégique avec les États-Unis »Xiaozhuo Zhao, « 高举“核大棒”, 美国将把世界推向何方 », PLA Daily, 1er mars 2018..

Ainsi, il semblerait que la réponse « officielle » à la NPR, bien que négative, ne succombe pas à la pression des plus radicaux. De fait, certains comme Zhao Tong (赵通) du Carnegie-Tsinghua Centre for Global Policy, ont indiqué dans la publication en ligne chinoise The Paper que la description d’un environnement stratégique très menaçant n’était qu’une « tactique bien rôdée » des militaires américains pour obtenir les autorisations de financement de leurs programmes par le CongrèsRuiqiang Xie, « 美评估核态势报告外泄关注俄无人潜航器:可携核弹潜上万公里. » The Paper, 16 janvier 2018..

Il est impossible de savoir si la réaction à l’encontre des opinions radicales du comité éditorial du Global Times a émané d’un effort coordonné des factions plus modérées de l’establishment. Cependant, le profil de ces auteurs moins radicaux et liés à l’administration, leurs réponses rapides et la « réponse officielle » du PLA Daily semblent indiquer qu’elles ont obtenu gain de cause, dans le court terme à tout le moins.

L’occasion d’une réflexion

Si cette conclusion peut sembler rassurante de part et d’autre, la pérennité de la doctrine chinoise ne doit pas être considérée comme définitivement acquise. Tout d’abord, cet épisode rappelle l’existence d’une minorité active de civils chinois qui cherchent à exploiter des opportunités telles que la NPR pour promouvoir l’adoption d’une doctrine plus agressive. À l’avenir, les États-Unis devraient s’efforcer de ne plus offrir de telles occasions à ces auteurs. Malheureusement, la Ballistic Missile Defense Review sera sans doute encore perçue par les faucons à Pékin comme un moyen d’avancer des propositions pour durcir la posture, par exemple via l’adoption d’un launch-on-warning.

Deuxièmement, la communauté des experts américains devrait davantage distinguer entre frappe de théâtre et frappe limitée non-stratégique dans la pensée stratégique chinoise. La NPR a amalgamé les deux notions dans son analyse des motivations chinoises, et le rapport du CRS sur ce sujet a repris cette affirmation. Continuer à mélanger les deux concepts présente deux risques. Les « faucons » à Pékin s’en trouvent renforcés. Mais cela pose également un double problème de discrimination sur le théâtre chinois.

  • Le premier problème a été récemment souligné par Vipin Narang. Il part du principe qu’un adversaire des États-Unis ne sera pas en mesure de faire la différence entre une frappe de faible puissance et un SLBM à forte énergie, et en conséquence estimera qu’il fait face à une attaque massive.
  • Le second problème est spécifique au cas chinois, puisque Pékin s’appuie pour une éventuelle frappe nucléaire de théâtre sur le DF‑26, un missile à double capacité dont la version antinavire est entrée en service il y a peu de temps« 火箭军新一代中远程弹道导弹正式加入战斗序列 », Xinhua, 15 avril 2018.. La difficulté à distinguer si un DF‑26 est conventionnel ou nucléaire serait en effet accentuée par la présence d’un SLBM de faible puissance.

À l’heure actuelle et avec des SLBM « classiques », si la Chine disperse des brigades de DF‑26 sur le théâtre et dans un conflit dans le Pacifique, les États-Unis pourraient raisonnablement estimer qu’ils sont équipés de têtes conventionnelles. En effet, les Américains savent que Pékin serait dissuadé de procéder à une frappe nucléaire du DF‑26 par la menace de représailles massives sur le territoire chinois des SLBM américains.

Néanmoins, si Washington déploie des SLBM de faible puissance, et est convaincu que Pékin a une doctrine de « frappe limitée » telle que présentée dans la NPR, il pourrait douter de la nature conventionnelle de ces DF‑26. À l’inverse, les États-Unis pourraient penser que pour la Chine, l’utilisation nucléaire d’un DF‑26 ne provoquerait qu’une frappe limitée en retour. En d’autres termes, le déploiement de SLBM de faible puissance changerait les estimations américaines sur la probabilité que la Chine recourt à des frappes nucléaires. Bien sûr, il n’est pas impossible que Washington soit in fine rassuré par la doctrine de non-emploi en premier chinoise, mais cela semble peu probable en temps de crise. En conséquence, le nouveau déploiement annoncé risque d’éroder la stabilité en cas de crise.

Conclusion

Une analyse des réactions chinoises à la NPR montre l’endurance de la doctrine de « représailles assurées ». Néanmoins, celle-ci pourrait se révéler fragile dans le long terme, et la publication du texte a montré l’existence d’une minorité d’experts chinois cherchant à durcir la posture nucléaire du pays. Plus grave, le déploiement de SLBM de faible puissance peut modifier les calculs américains sur la volonté chinoise d’employer des armes nucléaires de théâtre et ainsi exacerber les problèmes de distinction entre conventionnel et nucléaire déjà posés par le DF‑26.

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