Latence nucléaire, dissuasion virtuelle et notion de seuil : introduction au cas iranien (3/3)

Au regard de l’avancée connue des programmes balistique et nucléaire de l’Iran, l’on peut conclure provisoirement que le pays est un Etat nucléaire latentVoir « Latence nucléaire, dissuasion virtuelle et notion de seuil : introduction au cas iranien - I/III, janvier 2021. Cette latence correspond à un statu quo à peu près entériné par le Plan d’action global conjoint (PAGC), même si les libertés que prend Téhéran à l’égard des dispositions de cet accord rendent à nouveau le statu quo fragile depuis deux ans. Que le régime poursuive effectivement une stratégie de seuil depuis 2003 reste une hypothèse, en l’absence d’éléments tangibles pour l’affirmer. Il en va de même de tous les Etats susceptibles d’avoir poursuivi, à un moment de leur histoire, une telle voieLe cas suédois est le plus emblématique : alors que des progrès significatifs étaient réalisés dans la décennie 1950 sur les plans de la recherche et de la doctrine, l’écart se creusa avec le parti social-démocrate et, singulièrement, sa branche la plus à gauche. La politique, pour partie officieuse, connue sous le syntagme « décider de ne pas décider », perdura au tournant des années 1950 : la recherche continua de progresser mais aucune autorisation politique de production ne fut délivrée. Voir Benjamin Hautecouverture, Non-prolifération et désarmement : Le désarmement nucléaire et les politiques de sécurité en Suède (1946-1975), Note historique, CESIM, juin 2007, 11p.. Le cas échéant, il peut être affirmé que la vertu dissuasive de cette stratégie est, dans le cas iranien, faible, voire pas avérée à ce jourVoir « Latence nucléaire, dissuasion virtuelle et notion de seuil : introduction au cas iranien - II/III, février 2021. Pour autant, la politique nucléaire menée par l’Iran est en général perçue comme l’un des volets d’une dissuasion articulée en outre sur le développement d’une capacité balistique opérationnelle, d’une capacité en matière de drones, de missiles de croisière, d’une capacité spatiale, cyber, destinées à accroitre le coût d’un conflit conventionnel pour un adversaire potentielAriane Tabatabai, Nuclear decision-making in Iran : Implications for US Nonproliferation efforts, Columbia – SIPA, Center on Global Energy Policy, août 2020, p.21.

En tout état de cause, l’ambiguïté de la posture nucléaire iranienne est un facteur d’instabilité stratégique régionale. Existe-t-il un niveau de latence acceptable au regard du régime de non-prolifération comme au regard de l’objectif de stabilité ? La latence nucléaire de l’Iran a-t-elle un impact auprès des Etats voisins qui perçoivent une menace associée à l’ambigüité de son statut ?

L’examen de ces questions n’est pas théorique : d’abord, la constance avec laquelle le régime iranien mène sa politique nucléaire depuis vingt ans, le niveau de latence contractuellement avalisé en juillet 2015 par un accord plurilatéral qui désormais fait figure de standard dans ce cas, l’ampleur des manquements iraniens au PAGC sans que ce dernier ne soit officiellement abandonné et juridiquement caduque pour l’ensemble des parties contribuent à élever le niveau de ce que la communauté des Etats du TNP est disposée à accepter en l’espèce. C’est dire que la variable temporelle, rarement prise en compte dans le débat sur le nucléaire iranien, est en réalité centrale : qu’on le veuille ou non, vingt ans de contentieux ont inscrit cette latence nucléaire associée à une politique d’ambiguïté permanente dans une tolérance que cette même communauté n’était pas prête à assumer vingt ans plus tôt. Pour certains auteursVoir par exemple les travaux de Wyn Bowen et Matthew Moran, le défaut principal du PAGC fut même de reconnaître et de légitimer une stratégie iranienne de seuil contraire sinon à la lettre, au moins à l’esprit du TNP, et d’affaiblir la portée de l’article 4 du Traité en nourrissant et en popularisant le discours politique sur le droit inaliénable à la maitrise du cycle du combustible par tout Etat partie. L’on sait que ce discours iranien fait écho dans la communauté des Etats non alignés, en portant le contentieux avec l’Iran au plan idéologique entre Etats non dotés et Etats dotés de l’arme nucléaire, mais aussi entre Etats avancés et Etats en développement. Au regard de l’encadrement imposé par le PAGC sur l‘enrichissement, de la suspension de la filière du retraitement, comme du caractère temporaire de l’accord, il convient ici de rappeler que ce débat reste ouvert. Pour autant, les détracteurs de l’accord nucléaire de 2015, en particulier aux Etats-Unis comme en Israël, pointent du doigt un risque de long terme : assumée ou non, une stratégie de seuil « à l’iranienne » a pu s’installer avec le temps en l’absence de mise en œuvre d’une politique internationale visant à l’en empêcher. C’est objectivement un facteur de fragilisation du régime mondial de non-prolifération nucléaire, même si cela n’implique pas que le régime s’est fragilisé de ce fait.

Ensuite, alors que la question nucléaire iranienne est généralement examinée au regard du risque de prolifération nucléaire régionale« Will Saudi Arabia get the bomb? Overwhelmingly, common wisdom suggests that acquiring a countervailing deterrent will be the Kingdom’s surest response if Iran crosses the nuclear threshold. » Frederic Wehrey « What’s behind Soudi Arabia’s nuclear anxiety », CERI Strategy Paper N°15a, 17 décembre 2012, p.1, c’est plutôt le risque d’une cascade de stratégies de seuil qu’il convient d’anticiper. A ce titre, les annonces de 2006, 2007 en provenance de plusieurs pays arabesRoula Khalaf, « Gulf Arabs weigh joint nuclear programme », Financial Times, 10 décembre 2006 s’agissant d’une relance de programmes nucléaires civils témoignent de deux réalités : d’une part, une anxiété réelle face aux révélations du programme iranien ; d’autre part, l’insuffisance de ce facteur pour motiver le lancement de véritables stratégies de seuil en réponse, si l’on se réfère à la lenteur des progrès réalisés dans ce sens par les pays du Golfe comme par l’Egypte à ce jour. Au mois de mars 2007, par exemple, l'Autorité arabe de l'énergie atomique était chargée par le Conseil des ministres des affaires étrangères de la Ligue des Etats arabes de planifier « une stratégie arabe visant à acquérir le savoir-faire scientifique et les technologies nécessaires au développement de l'énergie nucléaire à des fins pacifiques d'ici à l'année 2020 »« Saudi paper says Iran nuclear issue casts shadow on Arab summi »’, Al-Jazirah, 15 mars 2007. Il n’y a toujours pas, en 2021, de « stratégie arabe » établie, dûment planifiée, et avalisée en ce sens. C’est une indication - parmi d’autres facteurs explicatifs, naturellement – de l’incidence encore limitée de la stratégie nucléaire iranienne sur celle de ses voisins.

Le cas saoudien relativise cette indication qui vaut surtout au plan collectif. Le détail du dossier nucléaire saoudien depuis les premières années du siècle fournit une bonne illustration de la nature des enjeux de prolifération contemporains. Schématiquement, la position saoudienne a évolué d’un accord de principe à ne pas se lancer dans les filières de l’enrichissement comme du retraitement (dans les années 2007, 2008) à un refus de principe de se l’interdire (la position actuelle). Cette évolution traduit en termes concrets une affirmation du pouvoir, depuis les premiers accords intérimaires avec l’IranConférence de Genève de 2013, accord de Lausanne d’avril 2015 qui conduisirent à la conclusion du PAGC, selon laquelle Riyad n’accepterait jamais d’avoir moins de droits nucléaires que Téhéran. Il s’agit bien d’une revendication à l’acquisition potentielle d’une capacité nucléaire latente à bas niveau, comme le permet l’accord nucléaire avec l’Iran depuis juillet 2015Enrichissement de l’uranium à 3,67%, autorisation d’un nombre limité de centrifugeuses de première génération, capacités de R&D, pour le moins.. Cette réalité est insuffisante à conclure que l’Arabie saoudite s’est lancée dans une stratégie de seuil qui serait destinée à dissuader une stratégie de seuil iranienne. Les facteurs nucléaire et balistique iraniens rendent compte, en revanche, des efforts saoudiens en termes d’acquisition de moyens de défense conventionnels. Cette réalité est avérée et très documentée après le lancement en 2003 d’un examen de la stratégie de défense du Royaume au regard des révélations faites une année plus tôt sur un programme nucléaire militaire iranien.

Force est de constater qu’une réaction de type nucléaire des Etats du Moyen-Orient à l’affirmation d’un programme nucléaire latent par l’Iran n’est pas évidente à ce jour, au moins en sources ouvertes. Cela informe que la posture iranienne reste acceptable pour l’équilibre régional du régime de non-prolifération. C’est également un signe supplémentaire de ce que la politique nucléaire menée par l’Iran n’est pas perçue comme une politique de dissuasion, minimale ou virtuelle, par ses voisins. En revanche, si l’Arabie saoudite se lance résolument dans les mois et les années à venir dans une stratégie de latence « à l’iranienne », fondée sur un discours politique ambigu, un récit national sensiblement infléchi, un comportement peu coopératif avec l’AIEA, un refus assumé d’accroitre la qualité de son mécanisme de garanties avec l’AgenceL'Arabie saoudite dispose d’un accord bilatéral de garanties généralisées avec l’AIEA, et a mis en place un protocole relatif aux petites quantités de matières, au titre duquel le pays n’est pas tenu d'accueillir les inspections de l'AIEA dans le cadre des garanties, au motif que l'Arabie saoudite possède très peu de matières et d'activités nucléaires. Mais le pays se refuse à adopter la version du protocole mise à jour en 2005. Or, cette version pallie certains déficits de vérification du premier modèle, l'absence d'accès des inspecteurs de l'AIEA, en particulier, ainsi que la mise à jour des déclarations des États., un risque de fragilisation du régime se fera jour. Jusqu’à présent, la réalité d’une contagion n’a été avérée pour aucun des cas d’école de la latence nucléaire : Japon, Suède, ou Egypte, en particulier.

 

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Latence nucléaire, dissuasion virtuelle et notion de seuil : introduction au cas iranien (3/3)

Benjamin Hautecouverture

Bulletin n°85, mars 2021



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