Où en est la composante océanique indienne ?
Observatoire de la dissuasion n°72
Emmanuelle Maitre,
février 2020
En 2020, l’Inde devrait voir l’entrée en service de son deuxième SNLE, l’INS Arighat. Cet événement marquera un pas en avant pour la composante océanique et dans la constitution d’une Triade indienne. Pour autant, l’Inde est encore loin de disposer de la Triade fiable et crédible auquel elle aspire, d’où ses nombreux programmes et investissements en cours.
A l’instar de nombreux éléments du programme de dissuasion indien, la création d’une force de SNLE est un projet de longue haleine, dont les contours ont été révélés avec la publication des mémoires d’un de ses artisans, Anil Anand, en 2016.Anil Anand, Submarine Propulsion – Muscle Power to Nuclear, Frontier India Technology, 2016. Ainsi, dès 1976, des responsables de la Marine formés aux technologies nucléaires sont assignés au BARC pour travailler sur la miniaturisation de réacteurs. Le BARC s’appuie également et de manière cruciale sur des ingénieurs russes pour progresser en matière de propulsion navale.Idem. Le projet obtient le soutien politique fort d’Indira Gandhi à cette époque, alors que l’Inde perçoit l’intérêt stratégique de disposer de sous-marins nucléaires pour mieux contrôler l’océan indien.Commodore Ranjit B Rai (Retd), « The Untold Story of Nuclear Submarine Arihant », India Strategic, novembre 2014. Pour autant, ce n’est qu’après les essais de 1998 que le programme envisage la construction de véritables SNLE en plus des SNA envisagés.Yogesh Joshi, « Angles and Dangles: Arihant and the Dilemma of India’s Undersea Nuclear Weapons », War on the Rocks, 14 janvier 2019.
En parallèle du travail visant à développer les compétences internes, New Delhi familiarise progressivement ses personnels avec les compétences nécessaires à la mise en œuvre de sous-marins en louant des bâtiments à l’URSS puis à la Russie. Ainsi, de 1988 à 1991, l’Inde est locataire d’un sous-marin nucléaire d’attaque de la classe Charlie (K-23/INS Chakra). En 2012, le pays loue pour 10 ans un sous-marin similaire de la classe Akula-II (K-152/INS Chakra II). Ce fonctionnement est amené à se poursuivre avec la location annoncée d’un nouveau SNA de classe Akula-I, qui rejoindra la Marine indienne en 2025 sous le nom d’INS Chakra III. Le montant du prêt a été annoncé à 3 milliards de dollars.Vivek Raghuvanshi, « India signs $3 billion contract with Russia for lease of a nuclear submarine », Defense News, 8 mars 2019.
Le programme de SNLE prend une envergure particulière avec le lancement du premier bâtiment, l’Arihant I, par le premier ministre Singh en juillet 2009. Le réacteur entre en phase critique en 2013. Le SNLE est admis en service actif en 2016. Plusieurs années après la date annoncée initialement, il réalise sa première « patrouille de dissuasion » en novembre 2018, d’une durée de vingt jours. Cet événement a été largement salué comme un succès technologique remarquable et un moyen d’accroître la sécurité du pays par la presse indienne. Pour autant, certains parlent toujours du bâtiment comme d’un « démonstrateur technologique » et cette première sortie très médiatisée aurait avant tout permis de tester des procédures.« Security Scan – INS Arighat », Rajya Sabha TV, 5 décembre 2019. L’on ignore à ce titre si la patrouille a embarqué des missiles à bord.Happymon Jacob, “Aligning the triad: On India’s nuclear deterrence” The Hindu, 23 novembre 2018
Le programme Airhant“India,” IHS Jane’s Fighting Ships, 2019. prévoit la construction de quatre navires. Le second sous-marin de la classe, l’INS Arighat, a été lancé en 2017 et son admission en service actif est attendue cette année, les essais en mer étant a priori achevés.« Security Scan – INS Arighat », op. cit. Deux autres SNLE sont prévus sur ce modèle, sans date de mise en service (S4 et S4*). Par ailleurs, New Delhi travaillerait depuis 2015 sur un sous-marin de nouvelle génération (S5), dont les plans prévoiraient d’augmenter la taille de l’Arihant ainsi que celle de son réacteur.« India Next Generation S5 Ballistic Missile Submarine leaked », Indian Defence Research Wing, 2 septembre 2019 et H.I. Sutton, « S-5_SSBN », hisutton.com, 2 septembre 2019.
Si elles sont correctes, ces informations traduiraient une volonté d’augmenter la capacité d’emport de ces sous-marins, qui reste aujourd’hui limitée par les caractéristiques physiques de l’Arihant mais également du fait des missiles pouvant y être associés.
En effet, l’Arihant a été dans un premier temps couplé au missile balistique K-15 Sagarika, d’une portée limitée à 750 km. Décrit comme opérationnel en août 2018, le Sagarika a été testé dans différentes configurations douze fois dans sa phase de développement, entre 2001 et 2012. Depuis, il a à nouveau été lancé en conditions opérationnelles, notamment depuis le SNLE, le 25 novembre 2015 et le 11 et 12 août 2018.Hemant Kumar Rout, « Nuke-capable submarine-launched missile operationalised, India in select triad club », The New Indian Express, 19 août 2018. L’Arihant pourrait emporter 12 missiles de ce type.
Néanmoins, leur portée limitée ne leur permet pas d’atteindre des cibles stratégiques tout en étant tiré depuis des eaux « protégées ». Les caractéristiques, notamment sonores, du SNLE indien, ne permettrait en effet pas d’envisager de patrouiller loin des côtes indiennes, et notamment pas dans des zones très patrouillées comme le détroit de Malacca et la mer de Chine méridionale. Par ailleurs la taille limitée de son réacteur restreint son endurance.Yogesh Joshi
Portée actuelle et future de la composante nucléaire navale indienne. Crédits : I. RehmanIskander Rehman, Murky Waters, Naval Nuclear Dynamics in the Indian Ocean, Carnegie Endowment for International Peace, 2015.
Le développement d’un nouveau MSBS, le K-4, de 3000 km de portée, doit permettre d’accroître la capacité dissuasive du système. En vue de leur taille bien supérieure, l’Arihant ne pourrait emporter que quatre de ces missiles (certains jugent même ce chiffre improbable).Idem. L’Arighat pourrait en revanche en emporter 8, son tirant d’eau étant supérieur. Le premier test du K-4 a été réalisé en mars 2014. Un essai en conditions opérationnels a été mené avec succès en mars 2016, mais un autre s’est soldé par un échec en décembre 2017.Ankit Panda, « Report: Indian Submarine-Launched Ballistic Missile Test Fails », The Diplomat, 28 décembre 2017. Deux nouveaux essais se sont conclus par un succès en janvier 2020.Shishir Gupta, « India successfully tests its 3,500 km-range K-4 missile, Hindustan Times, 20 janvier 2020.
Le DRDO aurait lancé la phase de R&D sur le successeur du K-4, le K-5, dont la portée serait allongée à 5000 km.Hemant Kumar Rout, « DRDO on long range Pralay, K5 to stalemate China soon », The New Indian Express, 15 décembre 2018.
Le développement de la composante nucléaire océanique requiert un certain nombre d’adaptations pour la Marine et le DRDO, et en premier lieu, une mise à niveau des équipements et des personnels pour répondre au niveau d’exigence requis par ce type de système. Il s’agit donc de mettre un terme aux incidents qui ont émaillé le développement des forces sous-marines. En 2014, un accident survient sur le sous-marin Arighat, qui fait une victime et deux blessés. En 2017, une erreur humaine (écoutille laissée ouverte) est à l’origine d’une inondation de l’Arihant, qui l’aurait contraint à être immobilisé à quai pendant 6 mois. Ces incidents sur les SNLE s’ajoutent à d’autres accidents ayant eu lieu sur des sous-marins conventionnels.Zia Mian, M.V. Ramana et A.H. Nayyar, Nuclear Submarines in South Asia: New Risks and Dangers, Journal for Peace and Nuclear Disarmament, vol. 2, mai 2019.
Le second défi reste la mise à niveau d’équipements qui ne présentent pas un niveau de fiabilité acceptable, comme les réacteurs qui s’appuient sur des technologies soviétiques anciennes. Par ailleurs, il est nécessaire pour Delhi de bâtir les infrastructures liées à la maintenance de sa flotte.Yogesh Joshi Une nouvelle base d’ancrage est en construction à Rambilli, en baie du Bengale, site qui jouit d’eaux profondes. Les constructions ont pu commencer en 2018 après plusieurs reports.Anubhuti Vishnoi et Manu Pubby, « India’s nuclear submarine base gets a big boost—thanks to Narendra Modi govt », The Print, 10 janvier 2018.
Localisation de la future base de SNLE, Rambilli, Andhra Pradesh le site choisi est à l’embouchure des rivières Varaha et Sarada).
Le pays travaille également à la mise à niveau de ses infrastructures de transmission, avec la construction de nouvelle station de transmission basse fréquence et réfléchirait à la manière d’organiser la redondance du réseau.Iskander Rehman, op. cit.
Le développement de la composante océanique a soulevé plusieurs questionnements sur ses conséquences en termes de sécurité et de sûreté de l’arsenal indien mais également de risque d’incident ou d’accident.Mian, M.V. Ramana et A.H. Nayyar, op. cit. ; Andrew Winner, Ryan French, Rip currents: The dangers of nuclear-submarine proliferation, Bulletin of the Atomic Scientists, 3 juillet 2016 ; Happymon Jacob, op. cit.; Vipin Narang, India’s nuclear strategy twenty years later: From reluctance to maturation, India Review, vol.17, n°1,p.159-179, 2018. Sur ce point, certains ont noté que si les SNLE indiens ne patrouillent que dans des eaux protégées, dans le golfe du Bengale notamment, le risque d’incident était assez faible, d’autant que New Delhi aurait clairement indiqué que les SNLE ne participeraient aucunement à des actions conventionnelles.
Une autre interrogation récurrente concerne le statut des missiles associés. En effet, la politique indienne traditionnelle prévoit le découplage entre les vecteurs et les armes, qui restent exclusivement à la disposition du pouvoir politique. Là encore, les autorités indiennes auraient choisi de prolonger dans une certaine mesure les mesures de sécurité actuelles. En effet, il serait prévu que les SNLE n’emportent pas d’armes nucléaires en temps de paix, du moins tant que le pays ne dispose pas de capacité de permanence à la mer. Un processus en trois étapes serait considéré, prévoyant qu’en cas de crise, les armes soient couplées avec les missiles, puis dans un second temps les sous-marins envoyés à la mer. Un processus de contrôle strict aurait été adopté garantissant à l’autorité politique le contrôle suprême de l’arsenal.Yogesh Joshi, op. cit.
Alors que l’objectif de permanence à la mer est clairement affiché pour donner à l’arsenal nucléaire indien une capacité de survie ultime, de nombreuses mesures de tests et de perfectionnement seront vraisemblablement nécessaires pour que les autorités de Delhi puissent avoir une confiance parfaite dans les technologies et personnels en charge de cette composante. Ces mesures, ainsi que l’achèvement d’une flotte de 4 à 6 navires, prendront pour certains encore 50 à 60 ans.Arun Prakash, « The significance of Arihant », The Indian Express, 7 novembre 2018. Dans l’intervalle, la composante navale indienne ne contribuerait pas de manière majeure à renforcer la capacité de survie des armes déployés actuellement sur des missiles terrestres. Vipin Narang, op. cit.
Où en est la composante océanique indienne ?
Bulletin n°72, janvier 2020