Dissuasion élargie en Asie du Nord-Est : évolutions récentes du débat et comparaisons avec le modèle transatlantique

Le débat sur la dissuasion élargie des États-Unis en Asie du Nord-Est s’est considérablement intensifié depuis le début de la décennie 2010. Ce fut d’abord une conséquence indirecte de l’orientation que souhaita Barack Obama pour la politique extérieure du pays dès 2009. S’il devait s’agir pour Washington de rééquilibrer sa politique étrangère pour la rendre plus en phase avec les enjeux du nouveau centre de gravité des affaires mondiales, alors l’attention devait aussi se porter sur les menaces émergentes. Parmi ces menaces figuraient au premier chef celles que représentaient la Chine et la Corée du Nord aux intérêts de sécurité des pays alliés des États-Unis.

Un certain nombre de faits, données, événements du début de la décennie nourrirent cette analyse, invitant experts américains et asiatiques à ouvrir la question du renforcement de la dissuasion élargie dans le nord-est asiatique : l’accélération du programme balistique nord-coréen à partir de l’arrivée au pouvoir de Kim Jong-un en 2011/2012, l’essai nucléaire nord-coréen de février 2013, la réforme de l’APL chinoise en 2015 et la création d’une « force de missiles » destinée à renforcer les capacités de dissuasion du paysValérie Niquet, « L’APL : une force en mutation », Note de la FRS, N°02/2016, 18 janvier 2016., et la modernisation de l’arsenal nucléaire chinois, entre autres illustrations marquantes.

S’agissant de la Corée du Sud, les initiatives bilatérales prises pour dissuader la menace nord-coréenne se sont intégrées dans des mécanismes de consultation destinés à améliorer la coordination de l’action. Ce fut par exemple, aux côtés du Korea-U.S. Integrated Defense Dialogue (KIDD) et du Extended Deterrence Strategy and Consultation Group (EDSCG), la vocation de la Tailored Deterrence Strategy and Comprehensive Counter-Missile Strategy (TDS) annoncée en octobre 2013. Dix ans plus tard, au mois de novembre 2022, les alliés se félicitaient des progrès réalisés dans la révision de la TDS au sein du Deterrence Strategy Committee (DSC). Une fois achevée, la TDS révisée sera réputée fournir un cadre de dissuasion adapté aux menaces nucléaires et de missiles de la République populaire démocratique de Corée (RPDC)US DoD, « 54th Security Consultative Meeting Joint Communique », 3 novembre 2022..

Au Japon, l’alliance initia dès 2010 un nouveau mécanisme bilatéral : l’Extended Deterrence Dialogue (EDD) pour mettre à jour politiques, stratégies et capacités. Depuis lors, les lignes directrices de la coopération en matière de défense entre les États-Unis et le Japon concernent essentiellement la dissuasion. Ce dialogue bilatéral sur la dissuasion élargie est probablement devenu le plus sophistiqué que les États-Unis entretiennent avec un allié en la matière.

La réalité du renforcement de la dissuasion élargie au Japon et en République de Corée voisine avec une autre réalité indiquant soit que le débat reste nourri et vif quant à la disposition des États-Unis à poursuivre le processus de renforcement de la dissuasion élargie, soit que face à l’accroissement et à l’accélération des défis de sécurité, le leadership américain est plus que jamais nécessaire, sinon inadapté. Comme le constatait un article de Survival il y a un an, « il est de plus en plus difficile de maintenir la crédibilité des garanties nucléaires américaines à Séoul et à Tokyo, certains experts appelant à la réintroduction d'armes nucléaires tactiques américaines, voire à la résurrection du programme de développement d'armes nucléaires du pays »Stephan Frühling et Andrew O’Neil, « Alliances and Nuclear Risk: Strengthening US Extended Deterrence », Survival, vol. 64 n° 1, février-mars 2022, p. 78.. Rappelons également que les propos du président sud-coréen Yoon Suk-yeol début janvier 2023 selon qui « maintenant que le problème est devenu plus sérieux, nous pouvons déployer des armes nucléaires tactiques ici en Corée, ou posséder nos propres armes nucléaires »Arnaud Vaulerin, « Dissuasion : En Corée du Sud, Yoon dégaine l’option nucléaire », Libération, 12 janvier 2023. font écho aux sondages de l’année passée. Ils indiquaient – renforçant une tendance de l’opinion qui se confirme année après année – la volonté de plus de 70% de la population sud-coréenne de voir le pays acquérir l’arme nucléaireVoir par exemple Toby Dalton, Karl Friedhoff, Lami Kim, Thinking Nuclear: South Korean Attitudes on Nuclear Weapons, Public Opinion Survey, The Chicago Council on Global Affairs, 21 février 2022 ; et Lauren Sukin, « Credible Nuclear Security Commitments Can Backfire: Explaining Domestic Support for Nuclear Weapons Acquisition in South Korea », Journal of Conflict Resolution, vol. 64, Issue 6, 26 décembre 2019.. L’on peut naturellement s’alarmer de ce qui est probablement une forme de « populisme nucléaire »Stephen Herzog, Lauren Sukin, « The Dueling Nuclear Nightmares Behind the South Korean President’s Alarming Comments », Commentary, Carnegie Endowment for International Peace, 25 janvier 2023. de la part du Président sud-coréen. Plusieurs signes en ont émaillé les scènes politiques japonaise et coréenne ces dernières années. Il reste que ces signes indiquent une faille dans le renforcement de la dissuasion élargie américaine en dépit de tout ce qui le documente depuis dix ans. Directeur du Center for Global Security Research au laboratoire national Lawrence Livermore depuis 2015, Brad Roberts faisait par exemple remarquer à la fin de l’année 2020 que « la crédibilité des promesses américaines de défendre leurs alliés contre les attaques et de répondre si nécessaire, peut-être même avec des armes nucléaires, si les intérêts vitaux de ces alliés sont menacés, s’est érodée ces dernières années. »Brad Roberts, « Living with a Nuclear-arming North Korea: Deterrence Decisions in a Deteriorating Threat Environment », Special Report, 38 North, 4 novembre 2020. En exhortant en 2010 la Corée du Sud à ne pas intensifier sa réponse à une attaque d’artillerie nord-coréenne sur le territoire sud-coréen, l’administration Obama fournit alors une illustration parmi d’autres de l’idée selon laquelle Washington contraindrait ses alliés à reculer en cas de crise pour éviter l’escalade nucléaire, idée colportée par une partie de l’analyse chinoise et russe sur la dissuasion élargieStephan Frühling et Andrew O’Neil, op. cit.. Dans le détail, les moyens développés ou déployés peuvent être âprement débattus plutôt qu’ils ne représentent des garanties de sécurité, par ailleurs demandées. C’est par exemple le cas du système THAAD (Terminal High Altitude Area Defense) dont la décision de déploiement prise en juillet 2016 créa non seulement un séisme au sein de la communauté stratégique sud-coréenne, mais généra des manifestations de masse dans tout le paysVoir par exemple Yong Sub Choi, « Keeping the Americans in: The THAAD deployment on the Korean peninsula in the context of Sino-American rivalry », Contemporary security policy, 2020, Vol 41, NO. 4, pp.632–652..

Un exercice d’adaptation parallèle des dispositifs de dissuasion élargie fut mené en Europe au cours de la décennie passée, qui se concrétisa dès 2010 : l’on se souvient schématiquement que l’OTAN adapta sa posture globale de dissuasion et de défense avec l'élaboration d’un nouveau concept stratégique au sommet de Lisbonne, puis avec la révision de la posture de dissuasion et de défense de 2012. Le processus d’adaptation s’accéléra avec le sommet du Pays de Galles de 2014, puis de Varsovie de 2016. La liste des décisions prises et mises en œuvre par l’OTAN est longue, de l’ajout de dispositifs de défense antimissile et de moyens cyber à l’étoffement des moyens de dissuasion conventionnelle dans les pays baltes. Autre parallélisme des enjeux, la question des moyens de la dissuasion élargie se pose en Europe comme en Asie depuis le milieu de la décennie 2010 : suite aux fortes demandes des États-Unis, il est depuis reconnu dans les deux régions que de plus grands investissements alliés dans la défense sont nécessaires, et qu’une nouvelle répartition des tâches de dissuasion entre les États-Unis et leurs alliés s’impose, même si la volonté et la capacité varient d’un pays à l’autre.

Au cœur de l’effort d’adaptation, la réflexion critique sur la dissuasion élargie en Asie du Nord-Est s’est indirectement nourrie du déclenchement de la guerre russe contre l’Ukraine au début de l’année 2014. Un champ important s’est alors ouvert sur le thème de la complémentarité des postures et des doctrines. S’il est admis de longue date que le comportement des États-Unis envers un de leurs alliés impacte nécessairement la confiance dans l’engagement des États-Unis envers un autre de leurs alliés quelle que soit la distance qui les sépare, de façon plus récente un consensus semble émerger sur l’idée que l’avenir de la dissuasion élargie dans l’une des deux régions sera très déterminé par ce qui l’affecte dans l’autre. Ainsi, la Chine, la Russie, ou la Corée du Nord verraient dans un conflit majeur en Europe l’occasion d’affaiblir la dissuasion élargie dans la région nord-est asiatique alors que réciproquement, un conflit majeur dans cette région renforcerait la position de la Russie face à l’Alliance atlantiqueVoir par exemple « U.S. Extended Deterrence in Europe and in the Asia-Pacific: Similarities, Differences, and Interdependencies », atelier de travail, Center for Global Security Research, Lawrence Livermore National Laboratory, 13 novembre 2017.. Pour autant, l’argument d’une indivisibilité de la dissuasion élargie où qu’elle s’exerce trouve encore une limite certaine dans les nombreuses divergences d’évaluation de la menace selon les pays concernés : un État balte de l’OTAN peut par exemple estimer que le Japon sous-évalue la menace que représente la Russie alors même que le Japon juge trop permissive la politique de la plupart des pays européens à l’égard de l’agressivité stratégique chinoise. Autre correspondance : l’argument actuel du renforcement de la dissuasion élargie en Asie du Nord-Est replace les crises ou attaques de nature conventionnelle au centre des débats, le risque nucléaire principal découlant, pour la majorité des analystes, du risque d’escalade de conflits conventionnelsVoir par exemple Eric Gomez, « Walking the Tightrope: U.S. Extended Deterrence in Northeast Asia Under President Biden », Commentary, Stimson Center, 30 juin 2021.. L’idée selon laquelle les stratégies de guerre conventionnelle sont davantage devenues des facteurs d’instabilité nucléaire dans le nord-est asiatique que ne le serait une rupture de l’équilibre nucléaire entre les États-Unis et leurs adversaires avait déjà été défendue en 2017 dans un article remarqué de Caitlin Talmadge : « Would China go nuclear? »Caitlin Talmadge, « Would China go nuclear? Assessing the Risk of Chinese Nuclear Escalation in a Conventional War with the United States », International Security, Vol. 41, n° 4, printemps 2017, pp. 50–92. Il s’agit parallèlement du risque majeur identifié dans la conduite des opérations sur les différents théâtres de la guerre d’Ukraine depuis février 2022Voir par exemple Benjamin Hautecouverture, « Armes nucléaires : comment gérer une éventuelle escalade? », Le Figaro, 27 octobre 2022..

 

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Dissuasion élargie en Asie du Nord-Est : évolutions récentes du débat et comparaisons avec le modèle transatlantique

Benjamin Hautecouverture

Bulletin n°105, janvier 2023



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