Déploiement de missiles sur rail : quels systèmes, quelle pertinence ? (2/2)

Le déploiement de missiles sur rail a été mis en œuvre pendant la Guerre froide par l’URSS et les États-Unis, avant d’être abandonnéEmmanuelle Maitre, « Déploiement de missiles sur rail : quels systèmes, quelle pertinence ? (1/2) », Bulletin n°91, Observatoire de la dissuasion, octobre 2021.. De fait, le choix de déployer le KN‑23 sur rail permet d’illustrer la relative rareté de ce mode de déploiement aujourd’hui. En effet, l’Inde est le seul pays qui utilise le stationnement sur rail de manière confirmée. La DRDO a notamment confirmé cette utilisation pour le MRBM Agni‑2 et les IRBM Agni‑2 et Agni‑3Ankit Panda, « Indian Agni-III Intermediate-Range Ballistic Missile Nighttime Trial Fails », The Diplomat, 2 décembre 2019., et elle est régulièrement considérée pour l’Agni‑1 et le nouvel Agni‑P, de portée plus réduite mais qui présente l’intérêt d’être installé dans des réservoirs scellésSnehesh Alex Philip, « Agni Prime is the new missile in India’s nuclear arsenal. This is why it’s special », The Print, 30 juin 2021..

Pour l’Inde, le choix semble moins être de disperser en permanence des capacités qui ne sont pas assemblées en temps de paix, mais plutôt d’exploiter les avantages pratiques du rail. En effet, le réseau ferroviaire, de plus de 126 000 km, peut paraître plus solide et entretenu que le réseau routier. Notamment, la totalité des bases susceptibles de produire, stocker ou déployer des missiles sont accessibles depuis la voie ferrée. À un premier niveau, utiliser le rail permettrait d’acheminer de manière relativement rapide, discrète et sécurisée les systèmes produits vraisemblablement autour d’Hyderabad (Telengana) jusqu’à leurs sites de déploiement, parfois lointains (potentiellement en Assam)Franck O’Donnell et Alexander Bollfrass, « The Strategic Postures of China and India: A Visual Guide », Report, Belfer Center, mars 2020..

L’utilisation de ce système présente naturellement des inconvénients, comme l’impossibilité de dissimuler des systèmes dans les zones les plus reculées (montagne, forêt). Néanmoins, dans le cas indien, il pourrait être estimé que la dilution sur quelques bases pourrait être suffisante, notamment du fait de l’absence de capacités de contre-force développées côté pakistanais. De plus, des systèmes plus mobiles (TEL) de plus faibles portées restent déployés à proximité de la zone frontière (Panjab)Verghese Koithara, Managing India's Nuclear Forces, Brookings Institution Press, Washington DC, 2012..

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On ignore quel sera le mode de déploiement pour les systèmes de plus longue portée, pour l’instant en développement (Agni‑5 et Agni‑6). Les deux premiers essais de l’Agni-5 ont été réalisés dans des réservoirs scellés depuis des lanceurs sur rail. Depuis 2015, en revanche, les lancements ont été opérés à partir de TEL sur rouesHans Kristensen et Matt Korda, « Indian Nuclear Forces, 2020 », Bulletin of the Atomic Scientists, vol. 76, n°4, 2020.. S’il est probable que les deux systèmes conservent la capacité d’être transportés sur rail, il est possible que les concepts d’emploi favorisent un stationnement sur TEL en cas de crise permettant une plus grande mobilité et une plus grande dissimulation.

Israël pourrait également faire le choix d’un mode de stationnement multiple. Plusieurs informations ont évoqué ce mode de stationnement, en particulier pour les Jericho 1 et 2. Ainsi, selon un officiel américain, pendant la guerre du Kipour de 1973, les missiles nucléaires étaient protégés dans des excavations desquelles ils pouvaient sortir sur des wagons pour effectuer des tirs, le système de lancement pouvant ensuite rejoindre son abri en marche arrièreRichard Sale, « Yom Kippur: Israel’s 1973 Nuclear Alert », UPI, 16 septembre 2002.. Les Jéricho 2, déployés à partir de 1985, auraient adopté un mode de déploiement similaire, avec des wagons dissimulés dans des grottes dans le désert du Néguev, mais aussi des TEL sur roues dans le Golan« How Far Can Israel’s Missiles Fly? », Wisconsin Project, 1er juin 1995.. Le système et son successeur (Jéricho 3) sont aujourd’hui généralement considérés comme capables d’être déployés sur rail, sur TEL ou en silo, sans que des informations récentes ne permettent de savoir quel mode de déploiement pourrait être privilégié par les Israéliens, en temps de paix ou de criseJames O’Halloran, IHS Jane’s Weapons: Strategic 2015-2016, IHS, 2015..

Enfin, la Chine pourrait être le quatrième État intéressé par ce mode de déploiement. En effet, selon le dernier rapport du Pentagone au Congrès, la Chine pourrait considérer de nouveaux modes de déploiement pour son ICBM DF‑41, qui a pour l’instant été présenté sur TEL. Cela pourrait inclure les silos, une option a priori confortée par les découvertes de l’étéEmmanuelle Maitre, « Découverte de silos d’ICBM en Chine », Bulletin n°89, Observatoire de la dissuasion, FRS, août 2021., mais aussi le railAnnual Report to Congress: Military and Security Developments Involving the People’s Republic of China, Office of the Secretary of Defense, 2020.. Des médias américains avaient évoqué cette possibilité dès 2015, et le ministère de la Défense chinois n’aurait pas démenti la possibilité que l’essai du DF‑41 du 8 décembre 2015 ait été effectué depuis un wagonBill Gertz, « China Tests New ICBM from Railroad Car », The Washington Free Beacon, 21 décembre 2015..

Selon un rapport de la même époque de l’Asian Arms Control Project (Georgetown University), la Chine aurait alors réemployé les wagons du système Modolets et aurait développé un système dédié de voies ferrées et de tunnels ferroviairesIbid.. Les résultats de ces recherches ont été largement mis en causeWilliam Wan, « Georgetown students shed light on China’s tunnel system for nuclear weapons », The Washington Post, 29 novembre 2011. et aucune confirmation n’a été publiée depuis, jusqu’à la mention en 2020 d’une possible réflexion à ce sujet pour le DF‑41Annual Report to Congress: Military and Security Developments Involving the People’s Republic of China, op. cit..

La Chine avait a priori envisagé un stationnement sur trains pour le DF‑4 dans les années 1970, mais avait jugé que dissimuler les systèmes dans des excavations dans des zones montagneuses était plus réalisteDavid Logan, « Making Sense of China’s Missile Forces », in Chairman Xi Remakes the PLA: Assessing Chinese Military Reforms, Washington, D.C. National Defense University Press, 2019.. Les développements technologiques et quantitatifs réalisés depuis cette date sur les ICBM, en particulier l’utilisation de propergols solides, pourraient justifier de réexaminer l’intérêt de ce mode de déploiement. Les avantages signalés sont en particulier la rapidité du transport, sa signature faible au regard des convois très visibles accompagnant les TEL ou encore la possibilité d’emporter des systèmes plus lourds sans être contraints par des infrastructures routières défaillantes (chaussées inadaptées ou ponts)Ibid.. Les 120 000 km de voies ferrées chinoises offrent la possibilité de diluer les systèmes sur une large partie du territoire. Quels que soient les projets en cours de la Force des lanceurs dans ce domaine, il paraît clair que le système ferroviaire est à tout le moins utilisé pour transporter les missiles jusqu’à leur base de déploiementArjun Subramanian, « From Road-mobile to Rail-mobile: ICBMS (DF-41): Enhancing Survivability », n°14/16, Caps in Focus, Centre for Air Power Studies, 2 février 2016.. Comme cela avait été noté à l’été 2021, le site présumé de silos d’ICBM de Yumen est situé à côté d’infrastructures ferroviaires importantesEmmanuelle Maitre, op. cit..

Dans plusieurs cas, et possiblement dans le cas nord-coréen, le déploiement sur rail ne semble pas offrir les garanties optimales en termes de survie et de fonctionnalité. Néanmoins, il peut permettre de pallier des défaillances d’infrastructure, de contourner les difficultés de production des véhicules sur roues ou de favoriser la mobilité de systèmes très lourds utilisant des propergols liquides. À l’inverse, il permet d’exploiter la rapidité relative permise par des réseaux ferroviaires plus développés. Le stationnement sur rail peut également être considéré dans une optique de diversification et en complémentarité avec l’utilisation de TEL, comme cela a été envisagé dans les années 1980 par l’Union soviétique. De manière générale, les concepts d’emplois, avantages potentiels mais également risques posés par ce type de déploiement, y compris en matière de sécurité nucléaire, dépendent largement des choix qui sont retenus sur la mobilité effective du système, la protection des garnisons ou encore les distances parcourues par les lanceurs.

 

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Déploiement de missiles sur rail : quels systèmes, quelle pertinence ? (2/2)

Emmanuelle Maitre

Bulletin n°92, novembre 2021



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