Le coût de la dissuasion russe

Dans le cadre des travaux du SIPRI consacrés aux budgets de défense, une étude a récemment été publiée cherchant à mesurer le coût de la dissuasion russeJulian Cooper, « The funding of nuclear weapons in the Russian Federation », Pembroke College Oxford, octobre 2018.. Ce travail de recherche est ambitieux au vu de l’opacité qui entoure généralement les aspects financiers du programme nucléaire russe et se base sur une combinaison d’informations et d’estimations au vu de l’absence de sources disponibles.

L’auteur commence par lister les institutions qui travaillent dans le cadre du programme nucléaire, et en particulier les installations qui subsistent du « Soviet Ministry of Medium Machine Building » et qui fonctionnent désormais sous l’égide de Rosatom. Ces installations restent particulièrement discrètes et localisées dans des communautés « fermées » loin des centres urbains russes. Pour les employés des différents sites, les allers-venus sont contrôlés en échange de conditions de travail et de vie supérieures. Le département « armes nucléaires » de Rosatom est dirigé par Ivan Kamenskikh et regroupe 17 laboratoires avec un personnel d’environ 95 000 employés.

Aux structures de Rosatom doivent s’ajouter celles du Ministère de la Défense en en particulier la 12e division en charge du transport, de la sécurité et du stockage (GUMO) qui se charge notamment du transport de l’arsenal d’un site à l’autre, de sa mise en service et éventuellement de son démantèlement. L’auteur du rapport n’a pas trouvé de données récentes sur ce service mais note qu’en 1998 il comprenait 30 000 personnels.

La force de Missiles Stratégiques, souvent évoquée sous le sigle RVSN, est évidemment également au cœur du dispositif en tant que garante des ICBM. Ses effectifs sont estimés autour de 60 000 personnes. Si l’on ajoute les autres services en charge de la Triade (forces aériennes pour les bombardiers et Marine pour les SNLE), Julian Cooper évoque un chiffre de 90 000 personnes. Ajouté aux 30 000 du GUMO, cela pourrait correspondre à 10% des effectifs militaires russes.

Julian Cooper indique que les chiffres les plus précis concernant le programme nucléaire russe datent de 2012, car la présentation des documents budgétaires a été modifiée depuis. Selon ces documents, il relève qu’en 2012 Rosatom a dépensé 80 943 millions de roubles au titre de la défense nationale. Un tiers de ce montant correspond à la fabrication d’armes nucléaires en tant que telles, et près de 40% aux programmes de R&D. Pour le reste, il constate l’absence de données budgétaires décomposées par « services » et reproche à la Russie d’être de plus en plus vague dans les informations qu’elle transmet notamment à l’UNODA sur ces questions. Il faut donc s’en référer à des déclarations occasionnelles, comme celle d’un Ministre adjoint en 2011 qui indiquait un volume de 1.9 milliard de roubles pour la modernisation de la Triade d’ici à 2020. Pour affiner ses estimations, Julian Cooper reprend les dépenses relativement sourcées effectuées par Rosatom autour du complexe nucléaire militaire et y ajoute des estimations en pourcentage du budget de la Défense. Ainsi, alors qu’en 2011, les déclarations officielles estimaient que 10% du budget de la Défense allait au nucléaire, il considère que ce rapport a progressé depuis et pourrait avoir atteint 15% en 2016 voire 16% en 2017. Enfin, il adjoint pour la 12e division GUMO et les autres services impliqués dans la dissuasion russe un quotient correspondant au coût unitaire d’un effectif et au nombre de personnels estimés. En raison du manque complet d’information, Julian Cooper ne prend pas en compte dans son étude le coût de maintenance des infrastructures et les investissements dans de nouvelles installations.

Villes fermées où sont actuellement situées les installations nucléaires militaires, russes, Julian Cooper

Selon ce calcul, forcément approximatif, le chercheur estime en 2017 un budget militaire d’environ 515 100 millions de roubles, soit 17.9% du budget de la défense russe. Selon les politiques du SIPRI, Julian Cooper ajoute à ce total des dépenses non-militaires (construction, santé, pensions, …)

 

Armes nucléaires, Rosatom

Recapitalisation de la Triade

GUMO (salaires et gestion opérationnelle)

Forces (salaires et gestion opérationnelle)

Dépenses non-militaires

Total

Part du budget de la Défense

2010

60 700

47 600

21 200

63 600

44,8

237 900

13,5%

2011

85 000

58 700

24 000

71 900

46,9

285 900

13,7%

2012

86 400

81 500

28 000

84 000

65,5

345 400

13,8%

2013

92 500

126 000

30 000

89 700

60,8

399 000

14,3%

2014

114 300

175 000

31 700

95 100

68

484 100

15%

2015

137 000

282 300

29 500

88 500

83,4

620 700

15,4%

2016

140 000

252 800

31 900

95 700

85,5

605 900

15,8%

2017

136 300

256 000

30 700

92 100

94,3

609 400

15,8%

Estimations de Julian Cooper sur le budget de la dissuasion russe

 

Une comparaison internationale est très malaisée en raison du caractère très fluctuant du rouble ces dernières années. Julian Cooper propose néanmoins un chiffre qui progresse de manière irrégulière entre 7,8 milliards de dollars en 2010 à 10,4 milliards de dollars en 2017. Pour lui, ce chiffre est relativement modeste au regard des budgets américains, britanniques et français. Cela s’expliquerait par le plus faible coût de la main d’œuvre en Russie et potentiellement des économies d’échelle. Pour rappel, en 2017, le budget des forces nucléaires françaises (dans une définition sans doute plus réduite) était estimé à 3,9 milliards d’eurosModernisation de la dissuasion nucléaire, Retour en trois questions avec les auteurs du rapport., Espace Presse, Assemblée Nationale, 28 juin 2017., soit environ 3,3 milliards de dollars. Aux Etats-Unis, le montant de 40 milliards de dollars par an a été annoncé par le CBO, ce qui représenterait environ 5% du budget de la Défense. En comparaison, la Russie dépenserait donc moins pour son arsenal, mais cela représenterait une part beaucoup plus conséquente de son budget de la Défense.

En conclusion, l’auteur constate que ces budgets estimés représentent surtout un haut de courbe, le pic d’un effort de mise à niveau de la Triade russe engagé depuis plusieurs années avec beaucoup d’efforts pour la débarrasser des vestiges de l’ère soviétique. Cet effort va se poursuivre avec le déploiement de systèmes annoncés comme le Sarmat et l’Avanguard, mais dans un contexte probablement plus détendu grâce aux grands investissements réalisés dans la période précédente. Il anticipe donc une stabilisation vers 2020 voire une réduction par la suite de la part relative du nucléaire dans le programme d’armement couvrant la période 2018-2027. Ceci serait selon Julian Cooper cohérent avec les déclarations stratégiques faites sur la diminution de la part des forces nucléaires dans la stratégie militaire russe et le développement annoncé de nouvelles forces conventionnelles.

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