China’s Evolving Nuclear Deterrent: Major Drivers and Issues for the United States

Le dernier rapport présenté par la RAND Corporation a pour objectif d’étudier les facteurs d’évolution de la politique et des forces nucléaires chinoises dans les quinze prochaines annéesEric Heginbotham, Michael S. Chase, Jacob L. Heim, Bonny Lin, Mark R. Cozad, Lyle J. Morris, Christopher P. Twomey, Forrest E. Morgan, Michael Nixon, Cristina L. Garafola et Samuel K. Berkowitz, China’s Evolving Nuclear Deterrent: Major Drivers and Issues for the United States, RAND Corporation, Santa Monica, CA, 2017.. Ce travail de grande ampleur s’appuie sur les facteurs externes et internes et l’évolution du contexte général. Il utilise la littérature existante, dont il reconnaît la richesse mais également les grandes divergences d’interprétation, ainsi que de nouvelles sources disponibles grâce à une amorce d’ouverture, notamment visible lors de l’organisation de dialogue en format « Track 1.5 ». A partir de là, les auteurs proposent une vision qui n’est ni alarmiste, ni spécialement rassurante, mais profondément contingente de divers variables et qui devrait dans tous les cas voir se poursuivre l’accélération du développement des forces nucléaires chinoises.

Le point de départ de l’analyse est une définition évolutive des différents concepts. Les auteurs rappellent ainsi la centralité de notions telles que le non-emploi en premier, la constitution d’une force « lean and effective », c’est-à-dire capable de survivre à une première frappe et d’instaurer une « fragilité mutuelle » ou encore celle de commandement centralisé. Ils insistent sur les nuances dans la pensée chinoise entre dissuasion stratégique et dissuasion nucléaire, et le rejet théorique de la notion de coercition nucléaire. Pour eux, ces principes fondamentaux risquent de rester au cœur de la politique nucléaire chinoise, mais des interprétations légèrement différentes dans les faits pourraient conduire à des changements importants en matière de forces déployées.

Le rapport consacre un chapitre à la description des dynamiques en matière de structuration des forces, montrant que les principaux développements ont été justifiés par le désir d’accroître la capacité de survie des systèmes d’armes. Cet objectif devrait être toujours au cœur des évolutions futures, tout comme la volonté d’augmenter le volume d’armes et leur capacité de pénétration. Si les tendances récentes se confirment, ces changements devraient continuer d’être progressifs sans révolution majeure dans les quinze prochaines années.

Enfin, au titre des chapitres liminaires, le rapport explore la vision chinoise de son environnement stratégique. Ainsi, il rappelle que la Chine a jusqu’à présent jugé son avenir de manière plutôt favorable en estimant que l’environnement international était plutôt stable. Néanmoins, les estimations officielles optimistes ne cachent pas la montée en puissance de certaines menaces et en particulier le risque terroriste, cyber ou encore le renforcement d’une alliance américaine en Asie ayant vocation à contenir le développement chinois. Si le pays estime qu’un conflit majeur entre grandes puissances est peu probable, il note néanmoins l’augmentation de l’esprit de compétition en Asie-Pacifique et fait une évaluation similaire des relations nucléaires. En conclusion, malgré un regard global plutôt favorable, les officiels chinois relèvent avec inquiétude les défis croissants que constituent un partenaire américain de plus en plus antagoniste, un voisin japonais chez qui l’esprit militariste devient plus marqué et une cohorte de petits États devenant plus contestataires.

Dans l’analyse des variables externes qui suscitent des évolutions dans la politique nucléaire chinoise, le rapport indique que la posture et les forces américaines jouent un rôle prédominant, puisque Pékin considère qu’aucun autre État ne puisse constituer un adversaire nucléaire majeur potentiel. L’analyse de cette variable est bien sûr avant tout liée aux évolutions d’ordre nucléaire mais concerne en réalité la stratégie américaine globale dans la région. A ce titre, Pékin reste préoccupé par la possibilité d’une frappe préemptive et désarmante, même si les autorités chinoises ont été partiellement rassurées par la NPR de 2010 et le Rapport sur l’emploi des forces nucléaires de 2013. Elles conservent des craintes sur une potentielle stratégie de coercition nucléaire en notant l’ambiguïté qui pèse sur l’emploi en premier des forces nucléaires américaines. Par ailleurs, la réduction du rôle du nucléaire annoncé par Washington n’a pas fondamentalement tranquillisé la Chine qui redoute que des armes conventionnelles possèdent des capacités stratégiques similaires à des armes nucléaires. Néanmoins, la menace perçue comme principale est le développement de la défense antimissile aux États-Unis. La Chine estime en effet que ces systèmes dégradent sa capacité de seconde frappe. Ils poseraient un problème militaire, mais aussi politique en montrant l’ambition déstabilisatrice de Washington d’atteindre la sécurité absolue aux dépens des autres. Pour Pékin, cela entraîne une course aux armements, mais également recule les perspectives de désarmement, puisque les puissances nucléaires moyennes sont obligées d’envisager l’augmentation quantitative et qualitative de leurs forces et ne sont pas en position de participer à des exercices de maîtrise des armements. Les critiques chinoises concernent le système de défense nationale mais également le THAAD dont les capacités radars sont perçues comme complémentaires avec les systèmes d’interception de la défense antimissile nationale. L’autre développement fortement critiqué est l’acquisition d’une force de frappe rapide, conventionnelle et globale (programme CPGS). La peur peut sembler exagérée ici du fait qu’il ne s’agisse pour Washington que d’une capacité de niche, mais elle est justifiée à Pékin par la menace que le programme fait planer sur les armes nucléaires elles-mêmes, les systèmes de commandements et les capacités spatiales. Les systèmes ISR développés en marge du programme sont également décrits comme une menace forte, notamment pour les missiles mobiles.

Si la Chine regarde principalement du côté américain pour faire évoluer sa politique nucléaire, d’autres acteurs peuvent également être sources d’évolutions, y compris de manière indirecte. Cela est notamment dû aux dynamiques multi-acteurs de sécurité visibles sur le continent asiatique.

Puissance nucléaire majeure, la Russie n’est plus considérée par Pékin comme une menace depuis la fin de la Guerre froide. Néanmoins, les autorités chinoises sont attentives aux développements russes, dont elles comprennent la stratégie de résistance à l’hégémonie américaine. Cela ne les empêche pas de regretter certaines évolutions, et notamment l’augmentation du rôle du nucléaire dans la stratégie de Moscou, qu’elles jugent logique mais regrettable pour l’ordre nucléaire mondial. Les relations officielles restent donc très bonnes, en particulier grâce à un accord de non-emploi en premier bilatéral, même si quelques remarques sont émises officieusement sur le déploiement croissant d’armes de théâtre à l’Est de la Russie.

Les relations avec l’Inde se sont améliorées, mais une logique de compétition stratégique demeure qui justifie une stratégie « tous azimuts » pour les forces chinoises. La principale question à ce sujet reste l’acceptabilité par Pékin d’une parité nucléaire avec New Delhi, option aujourd’hui peu envisageable au vu du manque de considération de la Chine pour son voisin indien. Par ailleurs, si l’Inde était tentée par des stratégies nucléaires de « warfighting », cela pourrait avoir des répercussions de l’autre côté de l’Himalaya. Néanmoins, pour les auteurs, la relation entre les deux puissances est asymétrique et Pékin est beaucoup moins préoccupé par le rapport de forces bilatéral que son voisin indien.

Malgré les critiques plus nombreuses à l’égard de Pyongyang, la Corée du Nord n’est pas mentionnée comme menace de sécurité dans les documents officiels. Cela dit, les réponses des États-Unis et de ses alliés en Asie aux développements nord-coréens sont une véritable source d’angoisse pour Pékin et sont donc suivies avec attention. A ce titre, les tensions avec le Japon sont notées et l’acquisition par Tokyo de systèmes antimissiles de pointe, de capacités offensives conventionnelles de précision et de longue portée, son alliance forte avec Washington et sa capacité nucléaire latente sont perçues avec défiance et inquiétude. Les développements nucléaires des autres puissances asiatiques peuvent donc avoir des répercussions sur la politique et l’arsenal nucléaire chinois, dans un contexte de dynamiques complexes et pluri-acteurs, cela dit, il ne semble pas qu’ils soient perçus de manière alarmistes ou que la Chine ait à ce stade le sentiment d’être enfermée dans une course aux armements au niveau régional.

Après avoir listé ces facteurs externes, le rapport s’intéresse aux variables d’évolution de nature interne. Globalement, il note la tendance très centralisatrice et rationnelle de la politique nucléaire chinoise qui laisse traditionnellement peu de place à la bureaucratie ou à la hiérarchie militaire. Néanmoins, il note que la constitution de la PLA Rocket Force en 2016 pourrait donner plus de poids à ce service pour défendre certains développements. Notamment, il pourrait souhaiter favoriser les innovations technologiques déjà appliquées sur les missiles conventionnels dont il a la garde, en termes de dispersion, C2, rapidité et niveau d’alerte, mais aussi technologies de guidage et de contrôle, autant d’innovations qui seraient utiles pour la constitution de capacités de contre-force. Les évolutions scientifiques et techniques naturelles menées au sein des services de l’armée pourraient donc conduire la Chine à disposer de forces allant au-delà de la notion de minimum crédible, et lui permettant d’envisager des stratégies de première frappe, de lancement sur alerte ou encore de « warfighting ». La relation entre les autorités politiques et militaires sera donc essentielle pour déterminer les conséquences doctrinales de ces développements technologiques quasiment inévitables.

Au niveau interne également, la RAND analyse deux variables qui pourraient venir obérer le développement nucléaire chinois, à savoir l’évolution de ses ressources budgétaire et ses stocks de matières fissiles. Pour les auteurs, la première contrainte, sur laquelle pèsent de nombreuses incertitudes, ne devrait pas limiter une modernisation des forces nucléaires. La deuxième, selon les estimations de l’IPFM, devrait permettre d’atteindre un volume d’environ 575 armes maximum, et en tout cas empêcher toute stratégie de parité quantitative avec les États-Unis ou la Russie.

A partir de cette analyse des variables, les experts de la RAND estiment que plusieurs évolutions pourraient intervenir. Ils ne préjugent pas de leur plausibilité, et remarquent que certaines ont des effets inversés. Ils cherchent néanmoins à corréler les facteurs d’évolution décrits dans les chapitres précédents à des logiques d’évolution des forces nucléaires chinoises. Le premier développement est le plus important en termes de répercussions mais pas spécialement prévisible à ce stade et concerne un glissement de la notion de non-emploi en premier. Au vu des critiques qui sont exprimées sur cette politique, et des invitations d’experts ou d’anciens militaires à l’aménager, cette doctrine pourrait perdre en crédibilité mais risque de rester la politique officielle comme le rappellent des réaffirmations fréquentes des autorités chinoises. Le développement massif de l’arsenal pourrait se justifier par des tensions en hausse, néanmoins, il n’est pas non plus soutenu par une majorité d’analystes chinois. Une autre évolution, notamment tirée des évolutions technologiques internes mais aussi d’une observation des stratégies nucléaires russe et sud-asiatique, consisterait en l’adoption d’une posture tournée vers le « warfighting ». Il ne faudrait pas nécessairement s’attendre à une rupture doctrinale mais à l’acquisition de davantage de flexibilité et d’options en cas de crises. L’investissement dans une triade nucléaire est parfois évoqué mais il y a peu d’informations disponibles sur la volonté de la Chine de disposer d’une réelle composante nucléaire aérienne. Le souhait de progresser en matière de défense antimissile est en revanche plus visible du fait d’essais récents d’intercepteurs. Si la constitution d’une défense nationale semble peu vraisemblable, un système limité à la protection de quelques sites d’ICBM pourrait améliorer la capacité de survie des forces chinoises sans induire de déstabilisation des relations sino-américaines. Enfin, l’incorporation de nouvelles technologies est perçue comme assez crédible à l’horizon de 15 ans, en particulier concernant les planeurs hypersoniques qui pourraient accroître la confiance des autorités sur la pénétrabilité de leurs armes mais ne seraient pas sans créer d’ambiguïté s’ils étaient utilisés à des fins conventionnelles et nucléaires. Enfin, le développement d’un système d’alerte avancé a été avancé comme un objectif, mais reste très complexe techniquement et ne sera sans doute pas entièrement développé dans les quinze ans à venir.

En analysant ces développements possibles, les auteurs estiment que la continuité demeure la caractéristique la plus forte de la pensée nucléaire chinoise, mais que des évolutions restent possibles. Le caractère prospectif de leur démarche est compliqué par la forte volatilité des variables, notamment sur les relations bilatérales Chine – États-Unis, mais aussi leurs interrelations et les effets indirects causés par certaines d’entre elles. Néanmoins, ils notent que de nombreux facteurs ont plutôt pour effet de pousser à poursuivre l’accélération de la modernisation des forces, ce qui les conduit à construire trois scénarios jugés « plausibles ».

Le premier reprend la trajectoire actuelle et s’inscrit dans un environnement international stable et coopératif, dans lequel les crises régionales sont résolues ou stabilisées et où le pouvoir civil reste en contrôle des acquisitions et des doctrines. Dans ce cas, la modernisation se poursuivrait au rythme actuel notamment au niveau qualitatif (patrouilles navales, contremesures, ICBM mobiles, quelques planeurs hypersoniques…). Le non-emploi en premier resterait clé et la Chine accepterait petit à petit davantage de transparence et de dialogue stratégique.

Le deuxième scénario est celui d’une accélération nette du renforcement de l’arsenal, justifiée par des tensions croissantes en mer de Chine, une confrontation plus nette avec les États-Unis impliqués dans la région, une coopération forte américano-japonaise autour de la défense antimissile de théâtre et des développements importants sur la défense antimissile nationale engendrés par des essais nord-coréens réussis d’ICBM. Dans ce contexte, la Chine disposerait en 2030 d’environ 500 armes, et de nombreux vecteurs mirvés. Le non-emploi en premier serait aménagé pour permettre de protéger les forces nucléaires du pays et le feu vert serait donner au développement de technologies compatibles avec le « warfighting » et à l’acquisition d’un système d’alerte avancée robuste.

Enfin, le dernier scénario, jugé moins probable, coïncide avec un affaiblissement du pouvoir civil, des relations sino-américaines très tendues et une forte compétition avec New Delhi. Il aboutirait au développement d’un programme d’IRBM visant l’Inde, une triade opérationnelle, une augmentation du stock de matières fissiles permettant un développement capacitaire massif et une préservation uniquement formelle du non-emploi en premier.

Le rapport se conclut par une analyse des implications multiples de ces évolutions pour la sécurité internationale. Il montre notamment les répercussions liées aux principaux dilemmes de sécurité régionaux. Ainsi, la modernisation chinoise est utilisée par la Russie pour contester la pertinence de nouveaux accords de maîtrise des armements bilatéraux avec Washington. Les systèmes antimissiles sont à l’origine de réaction en chaînes. Les politiques plus offensives et envisageant des frappes préemptives des différents acteurs régionaux posent des soucis de stabilité structurelle. Les conclusions ne sont pas outrageusement pessimistes : les auteurs notent l’effet stabilisateur du non-emploi en premier, des politiques relativement prudentes des États-Unis et de la Chine, du contrôle civil de la stratégie et de développements de son arsenal qui permettent à Pékin de se sentir moins vulnérable. Néanmoins, ils mettent en garde contre l’excès de confiance qui pourrait conduire à des actions déstabilisatrices, ainsi que contre le mélange des forces nucléaires et conventionnelles qui pourrait provoquer une escalade involontaire.

Ce rapport s’achève par quelques recommandations qui n’impliquent pas de renoncer à des programmes déjà en cours, propositions souvent lues mais jugées ici irréalistes. Ainsi, pour les États-Unis, les auteurs proposent de réduire leur vulnérabilité à une première frappe sur les théâtres asiatiques, d’améliorer la crédibilité de leur dissuasion élargie, et d’être plus prudents sur le déploiement d’une défense antimissile nationale qui doit être plus nettement liée à la menace nord-coréenne. Pour la Chine, il s’agirait de renforcer les distinctions entre forces nucléaires et conventionnelles pour éviter les erreurs, faire davantage pour réduire la menace nucléaire et balistique nord-coréenne, mieux faire comprendre les déterminants de la structure et de la taille de son arsenal et privilégier les missiles à tête uniques. Dans un contexte de compétition nucléaire inévitable, les auteurs appellent in fine à éviter tout risque de conflit conventionnel dont les issues seraient imprévisibles.

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Eric Heginbotham, Michael S. Chase, Jacob L. Heim, Bonny Lin, Mark R. Cozad, Lyle J. Morris, Christo-pher P. Twomey, Forrest E. Morgan, Michael Nixon, Cristina L. Garafola, Samuel K. Berkowitz

Bulletin n°42, avril 2017



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