Actualité et perspectives pour le renouvellement des Minuteman III
Observatoire de la dissuasion n°71
Emmanuelle Maitre,
janvier 2020
Le programme de remplacement des Minuteman III, qui sont déployés dans trois États américains (Wyoming, Montana, Dakota du Nord) depuis les années 1970, est officiellement lancé depuis 2016. A cette date, l’Air Force lance son premier appel d’offres pour la phase initiale de R&D du nouveau système. Le 21 août 2017, deux contrats sont attribués à Boeing et Northrop Grumman, pour une valeur respective de 349 millions et 329 millions de dollars. Ces contrats doivent permettre aux deux groupes industriels de travailler sur des propositions permettant à l’Air Force de sélectionner le projet lui convenant le mieux. Le 16 juillet 2019, l’Air Force publie l’appel d’offres visant à produire les offres concurrentielles de la phase de production.Leah Bryant, « Air Force releases request for proposals for new ICBM system », Air Force Nuclear Weapons Center Public Affairs, US Air Force, 16 juillet 2019.
Dans les documents budgétaires préparés par le Pentagone début 2019 et examiné par le Congrès depuis, les responsables de la Défense américains anticipaient un calendrier prévoyant d’achever la phase de réduction des risques (TMRR) fin 2020 et de lancer la phase de production (EMD) au quatrième trimestre 2020.
Néanmoins, le schéma envisagé risque d’être sensiblement modifié en raison de décisions récentes prises par les industriels concernés.
En effet, le 25 juillet 2019, Boeing annonce qu’il renonce à se porter candidat à ce marché.Marcus Weisgerber, « Boeing: $85B Competition to Build New ICBMs Favors Northrop Grumman », Defense One, 25 juillet 2019. L’entreprise estime en effet que le marché est structurellement à l’avantage de son concurrent, car Northrop a racheté l’un des deux uniques producteurs de moteurs de fusées à carburant solide, la firme Orbital ATK. Boeing réclame depuis au Pentagone de revoir les conditions de l’appel d’offres, par exemple en achetant les moteurs à part et en les intégrant dans un second temps. Boeing propose également à Northrop de créer un partenariat pour travailler conjointement sur le projet.Aaron Metha, « Northrop denies Boeing’s request to join ICBM replacement team », Defense News, 13 septembre 2019. Ni l’une, ni l’autre des solutions n’a a priori été retenue, ce qui signifie que le programme GBSD devrait désormais se poursuivre avec un acteur industriel unique et sans processus concurrentiel.
Dans ce cadre, Northrop a d’ores et déjà présenté son équipe, qui intègre en particulier Lockheed Martin, General Dynamics, L3Harris Technologies, Collins Aerospace (United Technologies), Textron Systems, Aerojet Rocketdyne, Honeywell et Parsons. L’industriel a indiqué intégrer également des centaines d’autres sous-traitants de second rang pour un total de 10 000 emplois localisés aux États-Unis.« Northrop Grumman Announces Nationwide Team for Ground Based Strategic Deterrent (GBSD) Program », Newsroom, Northrop Grumman, 16 septembre 2019.
Par ailleurs, l’Air Force aurait annoncé son intention de cesser de financer son contrat avec Boeing en octobre 2019, ce qui signale dans les faits l’arrêt des travaux du constructeur sur le projet d’ICBM.« Air Force pulls the plug on Boeing's role in next ICBM », Politico, 21 octobre 2019.<
Boeing est un partenaire historique de la composante ICBM de la Triade, puisqu’il a construit les trois générations de Minuteman, et a été en charge depuis les années 1960 de leur entretien. Northrop obtient avec sa démission une place prépondérante dans la recapitalisation de la Triade, puisqu’il a déjà été retenu pour fabriquer le nouveau bombardier stratégique B‑21. Le constructeur est également en charge des moteurs des missiles Trident.Mark Thompson, « The Broken Leg of America’s Nuclear Triad », POGO, 9 septembre 2019.
Ces développements posent des questions budgétaires et politiques pour l’Air Force. Au niveau budgétaire, tout d’abord, le fait de pouvoir mettre en concurrence les deux entreprises avait été présenté comme une source majeure d’économie par des représentants du Pentagone.Valerie Insinna, « The cost of a new ICBM is going up. Here’s why the US Air Force isn’t concerned. », Defense News, 17 avril 2019. Certes, ce point est désormais contesté par les mêmes acteurs, qui garantissent que l’Air Force pourra continuer de suivre le budget et calendrier anticipé.Sara Sirota, « Hyten disappointed about Boeing GBSD decision, will assess competition as JCS vice chair », Inside Defense, 30 juillet 2019. Néanmoins, beaucoup de voix se sont élevées au Congrès pour marquer leur inquiétude vis-à-vis de la situation. Cette inquiétude a trois fondements principaux. D’une part, certains élus restent particulièrement liés à Boeing du fait de logiques d’implantations dans leurs États et d’emplois en jeu et donc tendent à promouvoir les intérêts du constructeur. De l’autre, certains parlementaires (voire les mêmes, dans le cas du représentant Adam Smith (D-WA)), ont des réserves anciennes concernant le GBSD et « profitent » de cet élément perturbateur pour réouvrir la discussion à son sujet. Enfin, certains s’alarment avant tout de l’intégration industrielle des partenaires du Pentagone et l’absence de concurrence que cela implique.
En termes budgétaires, certains notent qu’aucun programme de cette envergure n’a été réalisé sans concurrence. Le budget annoncé au lancement du programme était de 62 milliards de dollars (sans prise en compte de l’inflation). Néanmoins, ce budget a été revu à 85 milliards en 2016, et certaines estimations postulent qu’il pourrait approcher 150 milliards in fine (CAPE). La sous-estimation initiale du budget a été justifiée par les évolutions majeures des missiles terrestres depuis la dernière commande de Minuteman dans les années 1970.Kingston Reif, « New ICBM Replacement Cost Revealed », Arms Control Today, mars 2017.
Les critiques plus radicales du programme s’opposent soit à la conservation de la Triade, soit plus précisément à l’idée d’acquérir un nouveau système complet. En effet, ils jugent que des économies auraient pu être réalisées en procédant à une nouvelle rénovation du Minuteman III, qui aurait pu se traduire notamment par l’acquisition de nouveaux moteurs et de nouveaux systèmes de guidage. En 2017, le Congressional Budget Office avait décrit cette option, qui permettait de préserver les Minuteman jusqu’à environ 2050, avec une économie de 17,5 milliards (dollars de 2017) à la clé.« Approaches for Managing the Costs of U.S. Nuclear Forces, 2017 to 2046 », Congressional Budget Office, 31 octobre 2017.
Ces considérations variées ont été à l’origine du vote à la Chambre cet été d’une version du National Defense Authorization Act (NDAA) pour l’année fiscale 2020 refusant de financer les exigences budgétaires du Pentagone pour ce programme. Un amendement, rejeté par la Chambre, exigeait même qu’une étude indépendante évalue les bénéfices, inconvénients et économies potentielles liés à l’extension de la vie des Minuteman III jusqu’à 2050.Kingston Reif, « Boeing Bows Out of New ICBM Competition », Arms Control Today, septembre 2019. Même si le Sénat a réintégré le financement du GBSD, ces épisodes législatifs démontrent un certain effritement du consensus sur le programme de recapitalisation de la Triade. Pour certains, les Démocrates de la Chambre cherchent à retarder le programme pour qu’il soit encore temps de le reconsidérer si un nouveau président prend ses fonctions à la Maison Blanche en 2021.Rick Berger, « Consider a National-Team Approach to the Next ICBM », Defense One, 5 août 2019.
De manière plus globale, des élus et représentants de l’administration s’interrogent sur le manque de concurrence qui caractérise de plus en plus le marché de la défense américain. Le caractère de plus en plus monopolistique de certaines briques technologiques, et en particulier des moteurs à combustible solide, a été signalé avec inquiétude dès 2017. A cette date, un rapport du Pentagone destiné au Congrès notait qu’avoir un fournisseur unique pourrait augmenter les coûts, réduire les efforts internes de R&D et conduire à des risques pour la sécurité des approvisionnements en cas d’accident.Office of the Under Secretary of Defense for Acquisition and Sustainment et Office of the Deputy Assistant Secretary of Defense for Manufacturing and Industrial Base Policy, « Annual Industrial Capabilities », Report to Congress, année fiscale 2017, mars 2018. En septembre 2017, la Federal Trade Commission autorisait le rachat de Orbital ATK par Northrop, à condition que le groupe propose désormais des moteurs à tout autre client de manière non-discriminatoire et que cette clause soit vérifiée par un responsable du Pentagone. En 2018, un rapport de la Maison Blanche notait 300 cas où des équipements de défense sont fournis par une seule entreprise.Aaron Gregg, « Boeing, Northrop spar over $85 billion nuclear missile program », The Washington Post, 21 septembre 2019.
Pour autant, il faut noter que dans le cas du GBSD, deux entreprises sont capables a priori de fournir les moteurs, puisqu’Aerojet Rocketdyne est également positionnée sur les moteurs à combustion solide. L’entreprise californienne est notamment positionnée sur le secteur spatial, elle fait partie de l’équipe sur laquelle va s’appuyer Northrop pour le marché du GBSD mais n’a a priori pas été contactée pour travailler en partenariat avec Boeing.Thomas Davis, « Boeing’s withdrawal from the Ground Based Strategic Deterrent program must not cause delays », Defense News, 22 septembre 2019.
Cet épisode montre que la recapitalisation de la Triade reste un processus complexe. L’Air Force avait jusqu’à présent vanté le modèle d’acquisition du GBSD, qui a notamment prévu une phase de 3 ans de réduction des risques, l’utilisation de technologies matures et l’interdiction d’un régime d’exclusivité avec les fournisseurs.Rick Berger, op. cit. L’évolution du paysage industriel tout comme celle de la vie politique américaine pourraient toutefois compliquer ce processus.
Actualité et perspectives pour le renouvellement des Minuteman III
Bulletin n°71, décembre 2019